Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/400

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ouvre la fenêtre, saute d’abord sur le rocher, puis dans le vide, et se relève sain et sauf sur le sable du rivage. Le vent, s’engouffrant dans ses vêtements, avait rendu sa chute plus douce. Le rocher d’où il prit son élan s’appelle encore « le Saut Tristan ».

Dans sa fuite rapide le long du rivage, pendant que pétille à ses oreilles le feu du bûcher, il est bientôt rejoint par son fidèle écuyer Governal, qui, craignant de payer pour son seigneur, s’est empressé de quitter la ville, à cheval et ceint de son épée. Ils se retrouvent avec joie. Mais Tristan se désole d’être sain et sauf quand Iseut va périr dans les flammes, et il regrette de ne s’être pas tué en sautant. Governal le réconforte : il y a là un épais bouquet d’arbres où ils peuvent se cacher ; ils entendront les passants parler des événements, et, si la reine a péri, Tristan pourra la venger. « Mais je n’ai plus mon épée », dit Tristan. « Vous l’avez, je l’ai apportée avec la mienne. »

Lors il ne craint, hors Dieu, plus rien.

Il voudrait se précipiter au secours d’Iseut. Mais Governal calme son impatience : il serait réduit à l’impuissance, car les bourgeois, craignant le courroux du roi, l’arrêteraient eux-mêmes :

Chacun aime mieux soi que toi.

Cependant Iseut apprend que Tristan s’est échappé. Désormais, peu lui chaut de mourir, elle sait qu’elle sera vengée. Le roi Marc est noir de colère. Il ordonne qu’on mène la reine au bûcher. Elle avait les mains si étroitement liées que le sang jaillissait des doigts.

Iseut fut au feu amenée.
De gens fut toute environnée,
Qui tous gémissent et tous crient,
Maudissent les traîtres, le roi.
L’eau lui coule le long des joues.
D’une robe de soië noire
Était la dame étroit vêtue.
De fil d’or finement cousue.
Ses cheveux tombent à ses pieds,
D’un galon d’or étaient tressés.
Qui voit son corps et son visage,
Par trop aurait le cœur félon
S’il n’avait d’elle grand pitié.

Une troupe de plus de cent lépreux étaient venus assister au supplice. L’un d’eux dit à Marc : « Sire, tu veux faire justice, en faisant brûler ta femme, mais cette justice aura peu de durée :

L’aura tôt ce grand feu brûlée,
Et ce vent dispersé la cendre.