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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/404

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revient las, au plus chaud du jour, et embrasse la reine, qui lui dit :

« Ami, où avez-vous été ?
— Après un cerf qui m’a lassé.
Tant l’ai chassé qu’en suis rompu ;
Sommeil me prend, dormir me veux. »
La loge est faite en verts rameaux,
Et par terre fut bien jonchée.
Iseut fut première couchée.
Tristan se couche, et son épée
Pose entre lui et son amie.
Iseut sa chemise a gardé :
Si, ce jour, elle eût été nue,
Grand malheur leur fût advenu.
Tristan avait gardé ses braies.
La reine portait à son doigt
Un anneau d’or, présent du roi,
Garni de pierres d’émeraude.
Oyez comme ils se sont couchés :
Dessous le cou Tristan a mis
Son bras, et l’autre, ce me semble,
Lui avait par-dessus jeté.
Iseut l’a étroit accolé,
Et il l’avait de ses bras ceinte.
Leur amitié ne fut pas feinte.
Leurs deux bouches étaient voisines
Et cependant ne se touchaient.
Vent ne souffle et feuille ne tremble.
Un rayon descend sur la face
D’Iseut, qui plus reluit que glace.
Ainsi s’endorment les amants,
À mal ne pensent l’un ni l’autre.

Governal était parti en expédition, et les deux amants étaient seuls dans ce coin de la forêt. Survient un forestier, qui les aperçoit dormant ainsi côte à côte, et qui les reconnaît bien. Il tremble de peur, et prend la fuite, car il sait bien que, si Tristan s’éveillait, il devrait laisser sa tête en gage. Tristan dort avec son amie : peu s’en est fallu qu’ils n’aient reçu la mort pendant leur sommeil. Le roi tenait sa cour à deux bonnes lieues près de là. Le forestier se rend près de lui en toute hâte, car il sait que la tête de Tristan est mise à prix. Il raconte à Marc ce qu’il a vu : « Va m’attendre à la Croix rouge, lui dit le roi, et sur ta vie, ne dis à personne ce que tu sais. » Le forestier retourne à la Croix rouge : puisse-t-il avoir les yeux crevés, lui qui voulait détruire Tristan ! Le roi mande ses familiers, leur annonce qu’il va sortir et leur défend de le suivre : « J’ai rendez-vous, leur dit-il, avec une demoiselle, qui me recommande d’y aller seul. Je ne mènerai compagnon ni écuyer. Pour cette fois, j’irai sans vous. »

Le roi a fait mettre sa selle et ceint son épée. Il va retrouver le forestier à la Croix rouge, et lui ordonne de le conduire.

Ils entrent dans le bois ombreux.
Devant le roi se met l’espie[1] ;
Le roi le suit, qui bien se fie
En son épée, au côté ceinte,
Dont il a donné tant de coups.
En ce faisant, trop il se vante,
Car, si Tristan fût éveillé,
Oncle et neveu eussent bataille
Et l’un des deux y fût resté.

  1. L’espion.