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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/418

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Au hasard de l’onde et du vent.
Avaient en mer leur bateau mis,
Car près furent de leur pays ;
Par malheur ils l’ont oublié.
Une vague l’a mis en pièces.
Le plus habile matelot
Ne peut sur ses pieds se tenir.
Tous y pleurent et se lamentent.
Ils ont grand peur et grand douleur.
Iseut dit : « Hélas ! Malheureuse !
Dieu ne veut que je vive assez
Pour que mon ami Tristan voie,
Il veut qu’en mer noyée sois.
Tristan, si parlé je vous eusse,
Peu m’importait que je mourusse.
Bel ami, quand orrez ma mort,
Bien sais que n’aurez plus confort.
De ma mort aurez tel douleur
Avec la langueur dont souffrez,
Que jamais ne pourrez guérir.
Point n’est ma faute si vous manque.
Je venais, si Dieu l’eût voulu,
M’entremettre de votre mal ;
Car je n’ai point autre douleur
Que de ne pas vous secourir.
C’est ce qui tant me pèse au cœur.
Pour ma mort, elle ne m’est rien :
Quand Dieu la veut, je la veux bien.
Mais quand vous, ami, l’apprendrez,
Je sais bien que vous en mourrez.
De tel manière est notre amour :
Ne puis sans vous sentir douleur,
Vous ne pouvez sans moi mourir,
Ni moi sans vous ne puis périr.
Votre mort je vois devant moi,
Et sais que tôt mourir je dois.
Ainsi, je manque à mon désir,
Car en vos bras pensais mourir,
Reposer en même cercueil[1].
Sans vous, Tristan, serai noyée.
Mais ce m’est un doux réconfort,
Que pourrez ignorer ma mort.
Ne sais, ami, qui vous l’apprenne.
Après moi longuement vivrez,
Toujours ma venue attendrez.
S’il plait à Dieu, pouvez guérir :
C’est la chose que plus souhaite.
Ami, je devrais avoir peur,
Après ma mort si guérissez,
Qu’en votre vië m’oubliiez
Ou d’autre femme amour ayez.
Je ne sais ce que j’en dois craindre :
Mais si fussiez mort avant moi,
Après vous court terme vivrais.
Par-dessus tout je vous désire.
Dieu me permette aller vers vous,
Ami, ou nous fasse tous deux
Mourir dans une même angoisse ! »

Pendant les cinq jours que dura la tourmente, Iseut se lamenta ainsi. Puis le vent tombe et le beau temps revient.

Ils ont hissé la blanche voile
Et cinglent à toute vitesse,
Car Kaherdin voit la Bretagne.
Ils sont en joie et en liesse
Et tirent la voile bien haut
Pour que de loin on puisse voir
S’ils ont mis la blanche ou la noire,
Car on était au dernier jour
Que leur avait donné Tristan.

Mais tout à coup

Le chaud se lève, le vent tombe,
Et plus ne peuvent avancer ;
La mer est paisible et unie,
Ni çà ni là leur nef ne va
Sinon comme l’onde la pousse.
Et leur bateau ils ont perdu !
Alors est grande leur détresse.
Devant eux près ils voient la terre,

  1. Thomas fait exprimer ensuite à Iseut cette idée bizarre que Tristan peut se noyer aussi, qu’un même poisson peut les manger tous les deux, et qu’on pourra retrouver leurs corps dans le ventre du poisson et leur faire grand honneur comme il convient à leur amour. Elle ajoute immédiatement, d’ailleurs, que ce qu’elle dit là n’est pas possible.