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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/417

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« jusqu’à Londres, dessous le pont ». Il se rend au palais, montre ses marchandises au roi Marc, et présente à la reine une agrafe d’or fin : « L’or en est très bon, lui dit-il, vous n’en vîtes jamais de meilleur. » En même temps, il ôte de son doigt l’anneau de Tristan, le place contre l’agrafe, et dit : « Reine, voyez ; cet or est plus coloré que celui de cet anneau, et cependant je tiens l’anneau pour très beau. » Iseut a reconnu le signal convenu avec Tristan ; son cœur se trouble, elle pâlit et soupire. Elle craint d’ouïr les nouvelles que le messager lui apporte. Lorsqu’ils se trouvent seuls, Kaherdin s’acquitte de son message. Jamais Iseut n’avait éprouvé pareille douleur. Son parti est vite pris ; elle s’échappe, la nuit, avec sa fidèle suivante Brangien, et sort par une poterne du mur qui dominait la Tamise et où l’eau venait à flot montant. Le bateau de Kaherdin l’attendait là, elle y entre, et ils se dirigent en toute hâte vers la grande nef. Dès qu’ils l’ont rejointe, ils y montent et cinglent vers la Bretagne, en côtoyant la terre étrangère.

Le vent leur est portant et fort,
La nef qui les conduit légère ;
Passent par devant Normandie,
Ils vont cinglant joyeusement,
Car ils ont brise à leur désir.

Péripéties du voyage d’Iseut. Mort des deux amants. — Sur son lit de douleur, Tristan désire la venue d’Iseut ; il ne convoite pas autre chose. Chaque jour il envoie au rivage pour voir si la nef revient, et souvent il fait porter son lit près de la mer, puis il est pris d’inquiétude et se fait rapporter dans sa chambre : il aime mieux apprendre par un autre la mauvaise nouvelle que de voir lui-même arriver la nef sans Iseut.

Mais oyez douloureuse aventure ! La nef qui ramène Iseut est si près de la rive que la terre est en vue. Ils cinglent pleins de joie,

Lorsque du sud leur saute un vent
Qui par devant frappe la voile,
A secoué toute la nef.
Courent au lof, la voile tournent,
Et, quoiqu’ils veuillent, s’en retournent.
Le vent s’efforce et lève l’onde,
La mer se meut, qui est profonde,
Le temps se trouble, épaissit l’air,
Vagues s’élèvent, mer noircit,
Il pleut et grêle et le temps croit.
Rompent boulines et haubans,
Abattent la voile et s’en vont