Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/430

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troisième chambre, trouve le lit de son ami. Les pieds en sont d’or pur ; tout autour, des chandeliers, nuit et jour allumés, valent tout l’or d’une cité. La dame reconnaît son ami, et tombe sur lui, pâmée. Il la reçoit, gémit sur leur malheur et quand elle revient à elle, la réconforte doucement : « Belle amie, par Dieu je vous en prie, allez-vous-en. Fuyez d’ici ! Je vais mourir aujourd’hui même. Il y aura dans ce palais grande douleur ; si on vous trouvait ici, vous en seriez tourmentée. Mes gens sauront bien qu’ils m’ont perdu à cause de l’amour que j’avais pour vous. Je suis pour vous dolent et inquiet. » La dame lui dit : « Ami, j’aime mieux mourir avec vous que de souffrir avec mon mari. Si je retourne vers lui, il me tuera. » Le chevalier la tranquillise, lui donne un anneau, et lui apprend que, tant qu’elle le gardera, son mari ne se souviendra de rien. Puis il lui confie son épée, qu’elle remettra à son fils, quand il sera devenu chevalier. Elle amènera alors son mari et son fils à une fête, et dans une abbaye ils verront une tombe à propos de laquelle on leur racontera sa mort. « C’est là que vous lui donnerez l’épée en lui disant comment il est né. Vous verrez ce qu’il en fera. » Après ces recommandations, il lui fait revêtir une robe, et la conjure de partir.

Elle s’en va, emportant l’anneau et l’épée. Elle n’avait pas fait une demi-lieue quand elle entendit les cloches sonner et des clameurs de deuil s’élever du château à cause de leur seigneur qui se mourait. Quatre fois elle se pâma de douleur.

Son mari, qui avait tout oublié, par la vertu de l’anneau, ne lui fit aucun reproche, et se crut le père du fils qu’elle mit au monde, et qui, naturellement, devint le plus vaillant des preux. L’année où il fut armé chevalier, il se rendit avec sa mère et le vieux seigneur, suivant la coutume du pays, à la fête de saint Aaron, qu’on célébrait à Chester. On leur fait visiter l’abbaye et, dans la salle du chapitre, ils voient une tombe couverte d’une étoffe du plus grand prix ; vingt cierges brûlaient dans des chandeliers d’or fin, et tout le jour on encensait la tombe avec des encensoirs d’améthyste. On raconte aux visiteurs que là repose le chevalier le plus fort, le plus fier, le plus beau et le plus aimé qui fut jamais. « C’était le roi de ce pays. Il fut tué pour l’amour d’une dame. Depuis nous n’avons pas eu de seigneur.