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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/449

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les belles couleurs que nature lui avait données. Peu lui importent son empire et sa richesse.

Cette heure où Cligès s’en alla,
Et le congé que d’elle il prit,
Comme il changea, comme il pâlit,
Ses larmes et sa contenance,
Sont toujours en sa remembrance,
Et aussi comment il se mit
Si humblement à deux genoux,
Comme s’il la dût adorer.
Moult lui plait de s’en souvenir.
Après, pour bonne bouche faire,
Met sur sa langue, au lieu d’épice,
Un mot que, pour toute la Grèce,
Et ne voudrait que qui le dit
Dans le sens où elle le prit
Y eût mis trompeuse pensée.
Point ne goûte autre friandise,
Ni autre chose ne lui plait.
Ce seul mot la soutient et pait
Et lui apaise tout son mal.
Quand vint le moment du départ,
Dit Cligès qu’il était tout sien !
Ce mot lui est si doux et bon
Que de la langue au cœur lui touche,
Le met au cœur et dans sa bouche
Pour d’autant plus en être sûre.

Elle pense en elle-même : « Pourquoi Cligès aurait-il dit Je suis tout vôtre, si l’amour ne le lui avait fait dire ? Car je n’ai aucun droit sur lui. N’est-il pas plus noble que moi ? Je ne vois que l’amour qui puisse me valoir ce don de sa personne.

Amour, qui me donne à lui toute,
Le me redonne tout sans doute. »

Puis elle craint de s’abuser sur l’importance d’une parole qui peut être une formule de politesse : « On peut dire Je suis tout vôtre même à des étrangers.

Mais le vis changer de couleur
Et pleurer moult piteusement.
Les yeux ne me mentirent point
D’où je vis les larmes couler. »

Chrétien de Troyes aurait dû arrêter là les réflexions de Fénice. Mais il les poursuit à travers les minuties du jargon amoureux du temps, et il y consacre encore cent vingt-cinq vers !

Cligès se couvre de gloire à la cour d’Arthur, puis il retourne à Constantinople, mais il reste longtemps encore sans oser avouer son amour à Fénice.

Il se trouvait seul un jour assis près d’elle dans sa chambre. Fénice mit la conversation sur la Bretagne, lui demanda des nouvelles de monseigneur Gauvain, puis lui posa une question sur ce qu’elle craignait si fort, lui demandant s’il aimait dame ou jeune fille de ce pays. Cligès lui répond aussitôt :