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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/450

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« Dame, fait-il, j’aimai de là,
Mais n’aimai rien qui de là fût.
Ainsi qu’une écorce sans bois
Fut mon corps sans cœur en Bretagne.
Depuis que partis d’Allemagne
Ne sais ce que mon cœur devint,
Sinon qu’il vous suivit ici :
Ici mon cœur, et là mon corps.
C’est pourquoi je suis revenu,
Mais mon cœur à moi ne revient ;
Ne veux ni ne puis le reprendre,
Et vous, comment avez été
Depuis qu’en ce pays vous êtes ?
Quelle joie y avez-vous eue ?
Aimez-vous les gens, le pays ?
De rien autre enquérir me dois.
— Le pays point ne me plaisait,
Mais aujourd’hui il naît en moi
Une joie et une plaisance,
Que, pour Pavie ou pour Plaisance,
Sachez-le, je ne voudrais perdre.
Je n’en puis mon cœur détacher,
Et ne lui ferai violence.
En moi n’y a rien que l’écorce,
Sans cœur je vis et sans cœur suis.
Jamais en Bretagne ne fus,
Et cependant mon cœur sans moi
S’y engagea ne sais comment.
— Dame, quand y fut votre cœur ?
Dites-le moi, je vous en prie,
Si c’est chose que puissiez dire.
Y fut-il quand j’y fus aussi ?
— Oui, mais ne l’avez pas connu.
Il y fut tant que vous y fûtes,
Et avec vous s’en éloigna.
— Dieu ! Que ne l’ai-je su ni vu ?
Certes, dame, je lui aurais
Tenu très bonne compagnie.
— Vous m’eussiez moult réconfortée,
Et bien le devriez-vous faire,
Car je serais moult débonnaire
A votre cœur, s’il lui plaisait
De venir où il me saurait.
— Dame ! certes à vous vint-il.
A moi ? Ne vint pas en exil,
Car est allé le mien à vous.
— Dame, ils sont donc ci avec nous
Nos deux cœurs, comme vous le dites,
Car le mien est vôtre à jamais.
— Ami, et vous avez le mien,
L’un à l’autre conviennent bien. »

N’est-ce pas là un véritable « duo » d’amour, d’une inspiration toute lyrique ? On ne peut qu’admirer la virtuosité avec laquelle Chrétien de Troyes a su tirer parti d’une idée banale au fond, celle de l’échange des cœurs. Il la manie et la retourne dans tous les sens avec une préciosité délicate, qui laisse à cette déclaration mutuelle d’amour tout son charme d’émotion contenue et discrète.

Fénice explique à Cligès comment elle est restée tout entière à lui, malgré son mariage, grâce à l’artifice de Thessala :

 Vôtre est mon cœur, vôtre est mon corps.

Mais elle ajoute qu’il n’obtiendra rien d’elle s’il n’imagine un moyen de l’enlever à son mari de telle sorte que jamais il ne la retrouve et qu’il ne puisse jamais les blâmer, elle ni lui.

Cligès confie son embarras à un fidèle serviteur, qui met à sa disposition un appartement secret qu’il a aménagé dans une tour. Il est convenu que Fénice contrefera la morte, après une