Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/457

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Comment, dit le roi, oubliez-vous donc qu’il a mis pour vous sa vie en mortel péril ? — Il a mal employé sa peine, et je ne lui en sais point de gré. »

Voici Lancelot plein de trouble.
Il lui répond moult humblement,
En manière de fin amant :
« Dame, certes, j’en ai grand peine
Et n’ose demander pourquoi. »
Ne voulut un seul mot répondre,
Mais est en une chambre entrée,
Et Lancelot, jusqu’à l’entrée,
Des yeux et du cœur la convoie.
Mais aux yeux fut courte la voie,
Car trop était la chambre près ;
Et ils fussent entrés après
Moult volontiers, s’il pouvait être.
Le cœur est plus seigneur et maitre
Et de beaucoup plus grand pouvoir :
Après elle est outre passé,
Et les yeux sont restés dehors,
Pleins de larmes, avec le corps.

Le roi conduit Lancelot près du sénéchal Keu, qui lui reproche de l’avoir déshonoré. — « Comment cela ? — En faisant ce que je n’ai pu faire. » Keu raconte à Lancelot qu’il a été parfaitement soigné par le roi, mais qu’il souffre encore de ses blessures. Il lui dit aussi que Bademagu a très bien gardé la reine, et qu’il ne l’a laissé voir à son fils qu’en public.

« Mais est-ce vrai ce qu’on me dit,
Qu’elle a vers vous si grand courroux,
Et que n’a voulu, devant tous,
Vous adresser une parole ?
— Vérité vous en a-t-on dite.
Fait Lancelot. Me sauriez-vous
Dire pourquoi elle me hait ? »
Il lui répond qu’il ne le sait
Mais s’en merveille étrangement.
— « Or, soit à son commandement ! »
Fait Lancelot, qui mieux n’en peut.
Et dit : « Il me faut congé prendre,
Et chercher monseigneur Gauvain
Qui est entré en cette terre.
Convenus sommes qu’il viendrait
Tout droit jusq’au pont dessous l’eau. »

Lancelot va prendre aussi congé du roi, et part. La reine avait déclaré qu’elle resterait jusqu’à ce qu’elle sût des nouvelles de Gauvain.

Cependant les gens du pays, qui ne savent pas ce qui s’est passé, croient faire plaisir au roi en s’emparant de Lancelot, qu’ils ramènent attaché sur le dos d’un cheval. Le bruit se répand qu’il est mort, et la reine se reproche amèrement sa cruauté : « Quand mon ami vint devant moi, j’aurais dû lui faire fête, et je n’ai seulement pas voulu l’entendre.

Quand mon regard et ma parole
Lui refusai, fus-je point folle ?
Folle ! Bien plus, que Dieu me garde !
Cruelle fus et félonesse.
Et je pensai en faire un jeu !
Mais ainsi ne le pensa pas,
Et ne me l’a point pardonné.
Nul, hors moi, ne lui a donné
Le coup mortel…
Dieu ! Pourrai-je avoir le pardon
De ce meurtre et de ce péché ?
Non point ! Plus tôt seront séchés