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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/458

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Tous les fleuves, la mer tarie.
Hélas ! Com fusse confortée
Si une fois, avant sa mort,
Je l’eusse entre mes bras tenu !
Puisqu’il est mort, serais coupable
De ne tant faire que je meure.
Mais mauvais est qui veut mourir,
Plutôt que pour ami souffrir.
J’irai plutôt long deuil menant :
Mieux veux vivre et souffrir les coups
Que mourir pour avoir repos ! »

Dans sa douleur elle reste deux jours sans manger ni boire, et le bruit court qu’elle est morte. Il se trouve assez de gens pour porter les nouvelles, plutôt les mauvaises que les bonnes. On dit à Lancelot que sa dame est morte, et il veut se tuer sans répit : de sa ceinture il fait un nœud coulant qu’il attache à l’arçon de sa selle, et il se laisse glisser à terre. Mais ceux qui chevauchaient à côté de lui le relèvent et tranchent le nœud. Il est désespéré de ne pouvoir mourir :

« Ah ! Mort ! J’aurais dû me tuer
Le jour où ma dame la reine
Me montra mine courroucée !
Ne le fit sans une raison,
Mais je ne sais quelle elle fut ;
Et si je l’eusse pu savoir,
Avant que Dieu reçût son âme
J’aurais bien amendé mes torts
A quelque prix qu’il lui eût plu,
Pourvu qu’elle eût de moi pitié.
Dieu ! Ce forfait, quel peut-il être ?
Que je montai sur la charrette ?
Ne connaît pas les lois d’Amour
Celui qui m’en a fait reproche ;
Car c’est amour et courtoisie
Tout ce qu’on fait pour son amie.
Pour elle me semblait honneur
Même d’aller sur la charrette.
Ne peut qu’accroître sa valeur
Qui fait tout ce qu’Amour commande,
Et tout est pardonnable chose.
Failli est qui faire ne l’ose.

Sur ces entrefaites, on apprend que la reine n’est pas morte, et la reine apprend de son côté que Lancelot est vivant, mais qu’il a voulu se tuer pour elle.

Épisode des amours de Lancelot et de Guenièvre. — Dès que Lancelot est de retour, Bademagu le mène vers la reine : la joie l’avait rendu si léger qu’il lui semblait avoir des ailes.

Cette fois ne laissa tomber
La reine ses yeux vers la terre ;
Joyeusement l’alla chercher,
Et l’honora à son pouvoir.
Elle le fit près d’elle asseoir,
Puis parlèrent à grand loisir
De ce qui leur vint à plaisir ;
Et la matière ne manquait,
Amour assez leur en donnait.
A la reine il a dit tout bas :
« Dame, fait-il, moult me merveille
Pourquoi tel accueil vous me fîtes,
Avant hier, lorsque vous me vîtes.
Lors je ne fus comme aujourd’hui
Si hardi pour le demander.
Mon forfait suis prêt d’amender,
Dame, dès que me l’aurez dit.
— Comment ! Mais vous avez eu honte
De la charrette, et y montâtes
Moult à regret, en hésitant.