Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/477

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aujourd’hui, je gagnerai une autre fois, je paierai mon bœuf quand je pourrai, et je ne pleurerai pas pour cela. Et vous avez pleuré pour un chien puant ! Maudit soit qui jamais vous prisera !

— Certes, tu es de bon confort, beau frère. Béni sois-tu ! Et que valait ton bœuf ?

— Seigneur, on m’en demande vingt sous, et je n’en puis rabattre une seule maille. — Or tiens, fait Aucassin, vingt sous que j’ai là dans ma bourse, et paie ton bœuf. — Seigneur, fait-il, grand merci, et Dieu vous laisse trouver ce que vous cherchez ! »

On sent que l’auteur a mis dans cet épisode quelque chose de son âme, et ce n’était point une âme banale. Pour ne parler ici que de la valeur littéraire du morceau, quelle fermeté de dialogue, quel saisissant contraste entre la laideur physique du pauvre homme et sa tendresse pour sa mère, entre les pleurs du jeune seigneur, causés par une amourette, et la désolation résignée de l’homme du peuple aux prises avec les cruelles nécessités de la vie ! Aucune déclamation, aucune longueur ne vient diminuer la forte impression produite sur le lecteur par cette belle page. Il n’y a pas un mot à retrancher, pas un à ajouter, pas un à changer. Et quelle fraternité touchante entre le hideux meurt-de-faim, et le brillant damoiseau, qui trouve dans le spectacle inattendu de cette grande misère un réconfort à sa passagère et futile douleur !


VI. — Conclusion.


L’épopée courtoise n’est pas plus exempte que les autres genres littéraires des défauts de forme qu’on a si souvent signalés dans notre littérature du moyen âge : la négligence du style, les répétitions de mots et d’idées, la maladresse naïve des transitions, le manque de mesure dans les développements, l’uniformité des descriptions et des caractères. Il va sans dire que ces défauts étaient moins sensibles à nos ancêtres qu’à nous-mêmes. Les portraits de femmes, invariablement belles et blondes, de bons chevaliers, invariablement tendres et vaillants,