Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/476

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jaunes et laides, et il était chaussé de houseaux et de souliers de bœuf serrés par une corde jusqu’au-dessus du genou ; il était affublé d’une cape à deux envers, et il était appuyé sur une grande massue. Aucassin se trouva tout à coup en face de lui, et eut grand peur quand il l’aperçut.

« Beau frère, Dieu t’aide !

— Dieu vous bénisse ! fait-il.

— Par Dieu, que fais-tu là ?

— Que vous importe ? fait-il.

— Rien, fait Aucassin. Je ne vous le demande qu’à bonne intention.

— Mais pourquoi pleurez-vous, fait-il, et menez-vous telle douleur ? Certes, si j’étais aussi puissant homme que vous êtes, rien au monde ne me ferait pleurer.

— Bah ! me connaissez-vous ? fait Aucassin.

— Oui, je sais bien que vous êtes Aucassin, le fils du comte, et si vous me dites pourquoi vous pleurez, je vous dirai ce que je fais ici.

— Certes, fit Aucassin, je vous le dirai très volontiers. Je vins ce matin chasser dans cette forêt ; j’avais un blanc lévrier, le plus beau du monde ; je l’ai perdu, c’est pourquoi je pleure.

— Oh ! fait-il, par le cœur de Dieu ! Vous avez pleuré pour un chien puant ! Malheur à qui jamais vous prisera, quand il n’y a si puissant homme en cette terre, si votre père lui en demandait dix ou quinze ou vingt, qui ne les envoyât très volontiers et qui n’en fût très joyeux. C’est moi qui dois pleurer et mener deuil.

— Et pourquoi, frère ?

— Seigneur, je vous le dirai. J’étais loué à un riche vilain et je poussais sa charrue. Il y avait quatre bœufs. Or il y a trois jours qu’il m’advint une grande mésaventure, je perdis le meilleur de mes bœufs, Rouget, le meilleur de ma charrue, et je vais le cherchant. Je ne mangeai ni ne bus depuis trois jours, et je n’ose aller à la ville, car on me mettrait en prison puisque je n’ai de quoi le payer. Je n’ai rien au monde que ce que vous voyez sur mon corps. J’ai une pauvre mère qui n’avait pour toute fortune qu’un mauvais matelas, on le lui a tiré de dessous le dos, et elle couche à même la paille. J’en souffre beaucoup plus que de mon malheur, car l’avoir va et vient. Si j’ai perdu