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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/479

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Ainsi Marie de France, dans Yonec, au moment où le vieux seigneur donne des ordres pour qu’on surveille sa femme : « Hélas ! Quel malheur pour ceux que l’on veut ainsi guetter pour les trahir ! » Lorsque la seconde Iseut dit faussement à Tristan que la voile de la nef est noire, l’auteur du Tristan en prose ajoute, naïvement : « Pourquoi le dit-elle ? Bien la doivent les Bretons haïr ! »

Ces situations dramatiques, les combinaisons ingénieuses d’événements, et les analyses de sentiments, en un mot tout ce qui fait le fonds commun des romans modernes, quelle que soit l’école dont ils se réclament, forment aussi pour nous l’intérêt principal des romans courtois, où tous ces éléments se trouvent déjà, mis en œuvre avec une gaucherie qui fait penser à l’inexpérience charmante des primitifs de la peinture.

Dans la vie réelle des cours, l’amour était trop souvent absent des arrangements matrimoniaux, qui étaient avant tout l’union de deux fortunes et de deux fiefs ; les romanciers se plaisaient d’autant plus à raconter ces beaux mariages d’amour, qui représentaient pour eux un idéal trop rarement réalisé. À ce point de vue, la poésie lyrique, sous la forme conventionnelle et factice dont elle s’enveloppe, et parmi les romans, ceux qui, comme le Lancelot, procèdent du même esprit, laissent une impression plus exacte de la vie sentimentale des cours : l’amour y est considéré comme incompatible avec le mariage, parce qu’en fait il y était presque étranger, mais il prend sa revanche et ne perd pas ses droits. Illégitime en principe, il est légitimé aux yeux du monde par une sorte de droit coutumier qui en règle minutieusement les conditions et les « devoirs », qui lui impose notamment les grandes lois de discrétion et de constance.

Qu’il soit honnête ou non, dans l’acception ordinaire du mot, l’amour se manifeste, se conduit et s’exprime de même sous la plume de nos vieux romanciers. Il naît par une sorte de fatalité irrésistible, provoquée toujours par les qualités les plus exquises du corps et de l’âme, quelquefois au simple récit des exploits du chevalier ou des perfections de la dame. Il est avant tout timide et n’ose se déclarer :

Amour sans craintes et sans peur
Est feu sans flamme et sans chaleur,