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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/480

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Jour sans soleil, brèche sans miel,
Été sans fleurs, hiver sans gel,
Cieux sans lune, livre sans lettres.
(Chrétien de Troyes.)


Il faut noter que plus d’une fois c’est l’amie qui fait les premiers pas, et qui hasarde en rougissant le premier présent ou le premier aveu. Les jeunes filles, d’ailleurs, quelque timides qu’on nous les montre, ne sont jamais des Agnès, et leur parfaite connaissance des choses les met à même de contenir dans de justes limites les ardeurs impatientes de leur ami, et de lui imposer, jusqu’au mariage, le respect de leur personne, respect tout relatif et qui n’exclut ni les baisers ni les tendres embrassements.

Le « partage » entre le mari et l’amant est subi par la femme et accepté par l’amant comme une nécessité inéluctable, à moins que la dame ne trouve moyen, dès le début, de se réserver par quelque sortilège pour l’ami qu’elle n’a pu épouser de prime abord. L’ami, plus maître de sa personne, se garde corps et âme pour sa dame et répugne à tout partage.

Lorsque l’amour ne se déclare pas à peu près en même temps chez les deux futurs amants, c’est presque toujours à l’homme qu’il s’attaque le premier. Jean de Dammartin[1] se désespère, tombe malade à en mourir, et hasarde un aveu d’abord repoussé, mais Blonde d’Oxford finit par s’attendrir, et sa pitié se transforme tout à coup en un amour sans bornes. Dans la passion illégitime, la dame est plus facilement conquise : un élégant badinage terminé par une ingénieuse flatterie suffit au héros du lai de l’Ombre[2] pour vaincre toute résistance. Et dans ce cas, c’est à peine si le roman signale l’existence du mari, à moins que son intervention ne fasse partie des données premières du récit, comme dans Tristan et dans le Châtelain de Couci.

Une fois arrivé au comble de ses vœux, le chevalier, surtout dans l’amour honnête, devient souvent d’une dureté qui n’a d’égale que son humilité avant la conquête : de là les épreuves

  1. Dans Jean et Blonde de Philippe de Beaumanoir.
  2. Ce lai très curieux, qui n’a rien de breton, a été longuement analysé dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, 1895, p. 167).