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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/524

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cieuse à l’originalité de nos poètes. Ce ne sont plus des amoureux chantant leurs peines, mais des logiciens affublés de la même robe, ressassant les mêmes arguments : comment sous ce déguisement distinguer l’un de l’autre ? Un des premiers critiques qui se soient occupés d’eux avait dit : « Prenez dix trouvères lyriques : vous ne trouverez pas dix hommes, mais un seul trouvère[1]. » On s’est récemment inscrit en faux contre cette condamnation en bloc, rejetant cette impression de monotonie sur le désordre où les manuscrits nous présentent leurs œuvres, sur la déplorable incorrection des imprimés où nous pouvons les lire[2]. Nous craignons bien qu’il n’y ait là qu’une illusion, et que, après comme avant les éditions critiques que nous souhaitons plus que personne de voir paraître, le jugement de M. L. Passy ne reste, sous sa forme piquante, profondément juste.

Est-ce à dire pourtant que, durant cent cinquante ans, on ait indéfiniment refait une unique chanson ? Non certes. Plusieurs de nos poètes, trop peu nombreux hélas ! ont une physionomie qui apparaîtra clairement à quiconque prendra la peine d’y regarder d’un peu près. Le Châtelain de Couci, par exemple, se distingue par l’intensité d’une émotion qui paraît sincère, Conon de Béthune par la rudesse d’un caractère impétueux qui éclate en violentes et brutales apostrophes, Moniot d’Arras par la fluidité du style et le charme des descriptions, Thibaut de Champagne par une grâce délicate et presque féminine, Richart de Fournival par une familiarité piquante et une spirituelle ironie, d’autres enfin, comme Gillebert de Berneville, Andrieu Contredit, Adam de la Halle, par une science consommée du style et de la versification. Mais ce ne sont là, malheureusement, que d’honorables exceptions, et ces qualités elles-mêmes, chez les plus originaux de nos poètes, sont exceptionnelles.

On peut dire, en thèse générale, que chez les plus heureusement doués, le sentiment personnel, l’expression franche et vive sont étouffés sous le fatras pédantesque de l’école. Il convient du reste d’ajouter, en achevant de formuler ce jugement sévère, que nous pouvons à peine, au moins jusqu’à présent,

  1. Louis Passy, dans Bibliothèque de l’École des Chartes, XX (1858-1859), p. 1.
  2. Voir J. Bédier, dans Revue des Deux Mondes, fév. 1894, p. 923.