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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/523

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froide : ils se complaisent à épiloguer sur l’idée pour la compléter, la rectifier ou pour la détruire et l’établir de nouveau :


Douce dame, grés et grâces vos rent[1],
Quant il vos plaist que je soie envoisiés[2] ;
Atendu ai vostre comandement :
Si chanterai pour vos joians et liés[3],
Et, s’il vos plaist, de moi merci aiés :
En tel guise vos en prende pitiés
Qu’il ne vos poist[4] se j’aim si hautement.

Je sai de voir que raisons me desfent
Si haute amor, se vos ne l’otroiés ;
Mais haus et bas sont d’un contenement,
Puis qu’il les a a son talent jugiés ;
Suens est li bas qui pour li s’est hauciés
Et suens li haus qui pour li s’est baissiés[5] :
A son talent les monte et les descent.

Je ne di pas que nus aint[6] bassement :
Puis que d’amor est souspris et loiiés[7],
Honorer doit sa joie qu’il atent,
S’il estoit rois et ele iert a ses piés.
Mais je sui, las ! seur touz autres puiés[8],
De hautement amer a mort jugiés ;
Mais mout muert bel qui fait tel hardement[9].

(No 719, Gace Brulé.)


Le premier exemple de ces subtilités avait été donné en Provence par Folquet de Marseille, qui les avait du reste maniées avec plus d’aisance et de grâce. Gautier de Dargies, qui fut avec Gace Brulé un de ses premiers imitateurs, se vante de son style « fort et pesant » (no 264). La postérité, moins complaisante que le poète ne l’était pour lui-même, ne veut point d’autres épithètes pour le qualifier, ainsi que toute cette école.

Ce type de la chanson savante, où une psychologie conventionnelle remplace tout sentiment vrai, fut malheureusement, sans doute à cause de la difficulté qu’on y soupçonna, celui qui obtint le plus de succès, et cette vogue fut extrêmement perni-

  1. Nous établissons le texte de ces trois couplets d’après les principaux manuscrits.
  2. Gai.
  3. Joyeux.
  4. Qu’il ne vous pèse pas.
  5. Le sens de ces quatre vers, assez contournés, comme on le voit, est le suivant : Le haut et le bas peuvent se rapprocher aisément quand l’amour y applique sa puissance : à lui appartient le bas qui pour lui s’élève, et le haut qui pour lui s’abaisse. »
  6. Que nul puisse aimer.
  7. Lié.
  8. Monté.
  9. Il meurt honorablement, celui qui a cette noble audace.