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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/61

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tion, fortement mélangée de Ligures, y devait être très hétérogène. D’autre part il y eut là une véritable immigration. S’il fallait en croire Cicéron, une nuée de citoyens auraient envahi la Provence : commerçants, colons, publicains, cultivateurs, éleveurs, au point que pas un sol n’eût circulé dans ce pays sans figurer aux comptes de quelque intermédiaire romain. On doit bien se garder de prendre à la lettre pareilles exagérations, et d’interpréter une période d’avocat comme un document authentique[1] ; mais il est certain que des Romains, tels que Pompée, Quinctius, eurent de bonne heure de vastes domaines au delà des Alpes. Des colonies y furent fondées, et bien qu’elles aient pu être composées en grande partie d’hommes qui n’étaient pas originairement de langue latine, cette langue n’en devenait pas moins au bout de quelques générations la langue commune de ces villes, qui arrivaient de la sorte à constituer de véritables foyers de romanisation.

Aux causes générales qui firent triompher le latin dans le reste de la Gaule, et dont nous aurons à parler longuement plus loin, s’ajoutèrent donc en Narbonnaise des causes particulières, dont l’action peut avoir été considérable. Quoi qu’il en soit, dès le Ie siècle, la culture latine semble y avoir été assez développée pour entrer en lutte avec la culture grecque, dont Marseille était le centre[2]. Je fais peu de cas, je l’avoue, de quelques-unes des preuves qu’on en donne ordinairement. Que Martial ou Pline se vantent d’être lus en Gaule, dans des villes toutes romaines, telles que Lyon et Vienne, même par des femmes, quelle conséquence en peut-on tirer ? Autant prétendre, parce qu’on vend des journaux français à Alger et à Tunis, que tout

  1. Pro Fonteio, VI, Cicéron arguë de ce qu’on n’a pas opposé à son client de témoin romain parmi un si grand nombre qu’on aurait dû trouver si les faits étaient exacts. La chose paraîtra d’autant plus étrange aux juges que le chiffre des Romains établis en Gaule leur sera présenté comme étant plus considérable.
  2. Cette culture était très intense. Strabon, IV, I, 5, raconte qu’on y vient étudier la philosophie grecque, au lieu d’aller à Athènes. Auguste peut y déporter L. Antonius, sous couleur d’études à poursuivre (Tac., Ann., IV, 44). Et longtemps après, la langue grecque est cultivée et parlée dans le Midi. Le père d’Ausone, à Bordeaux, écrit en attique plus habilement qu’en latin (Epiced. in patrem suum, v. 9). L’Église chrétienne est longtemps en Provence plus grecque que romaine, et au VIe siècle encore on nous montre le peuple d’Arles répétant les chants sacrés en grec et en latin. Mais on sait comment, dans la plupart des cas, la culture grecque, loin d’exclure la culture latine, en paraissait comme le complément.