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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/68

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XXXIV
INTRODUCTION

souvent devenaient de véritables enfants de troupe, profitaient nécessairement de cette éducation.

Ajoutons que pour ces gens des classes inférieures eux-mêmes, il y avait une utilité incontestable, presque une nécessité à savoir la langue dans laquelle se faisait au moins une partie du commerce, et que parlait l’administration tout entière, y compris les juges et les agents du fisc, avec lesquels il fallut de bonne heure débattre des charges qui devinrent peu à peu écrasantes et réduisirent la population libre à l’esclavage.

Mais, quelque impulsion qu’aient pu donner ces motifs, et quelque favorables qu’aient pu être les circonstances, il ne faut pas exagérer les effets qui ont pu en résulter. On s’explique par là que les populations en soient arrivées à entendre le latin, mais non qu’elles l’aient adopté exclusivement, aux dépens de leur propre langue. Il devait arriver, même dans les corps d’auxiliaires, pour lesquels Rome pratiquait le recrutement régional, ce qui arrive de nos jours entre Bretons incorporés : on apprend la langue du cadre, et on converse dans la sienne. Quant à croire, et c’est là un argument qu’on a quelquefois présenté, que l’infériorité des dialectes celtiques aurait été une des causes de leur disparition, cela peut être, mais nous n’en avons aucune preuve, car nous ne savons à peu près rien de ces dialectes considérés comme moyens d’expression, et rien non plus des besoins intellectuels qui auraient contraint les populations à adopter un autre langage. De plus un idiome, si pauvre qu’il soit, peut s’enrichir par emprunt ; sa pauvreté fait qu’il se laisse envahir, mais non déposséder[1].

Il est encore beaucoup moins vrai de dire que Rome imposait à ses sujets provinciaux l’abandon de leur parler indigène. Qu’elle n’admît pas, dans les actes publics, d’autre langue officielle que le latin (avant que les circonstances appelassent le grec à une situation égale), cela est certain. Et il n’y a pas lieu d’attribuer grande importance à l’anecdote rapportée par Dion Cassius[2], d’après laquelle un empereur aurait refusé d’entretenir un envoyé qui n’avait ou pas su ou pas voulu

  1. J’aime mieux l’argument de ceux qui disent que le latin et le gaulois avaient de nombreux rapports entre eux. (Voir plus haut.)
  2. Dion Cass., LX, § 17. Cf. Suet., Claud., § 16.