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LXIV
INTRODUCTION

vraisemblance[1]. Et il est fort probable que les listes, que nous ne saurions donner ici, quoique fort courtes, ne sont pas closes, le dépouillement des parlers rustiques n’étant pas terminé, et le français lui-même présentant encore pas mal de mots — et beaucoup très usuels — dont l’étymologie reste jusqu’à présent ou inconnue ou incertaine[2].

La grammaire, elle aussi, a conservé quelques rares souvenirs du gaulois[3]. Diez, après Pott, a signalé un des principaux, c’est le mode de numération par vingt, qui a été si répandu en ancien français. Nous ne disons plus que quatre-vingts, mais le xviie siècle même comptait encore par trois-vingts, six-vingts, etc., et c’est assez tard que l’hospice des Quinze-vingts a pris son nom. Cet usage de multiplier vingt par d’autres nombres, est tout à fait inconnu au latin et commun au contraire dans les idiomes celtiques. (Comparez le vieil irlandais : tri fichit = 60 ; cóic fichit = 100.) Le même savant tenait pour celtique l’emploi de à marquant la possession, qu’on trouve déjà dans les inscriptions, et qui s’est maintenu jusqu’aujourd’hui dans le langage populaire, malgré les prohibitions des grammairiens[4].

Thurneysen[5] a remarqué que la manière d’exprimer la réciprocité à l’aide de entre, composé avec les verbes, ex. : s’entr’aimer, a eu en français et en provençal une fortune toute particulière, et que les langues celtiques ont un procédé analogue ; il est donc vraisemblable que inter a été appelé à jouer dans le latin gaulois, à défaut d’une autre préposition directement correspondante, le rôle de la préposition indigène ambi.

  1. D’autres, en qualité appréciable (bacelle, barre, berge, dia, gaillard, mignon, etc.) sont douteux. Il ne peut être bien entendu question ici des noms de lieux, dont beaucoup sont gaulois.
  2. Le suffixe ācos, qui entre dans la composition de tant de noms de lieux (Camerācum, Cambrai ; Victoriācum, Vitry), est celtique.
  3. Les formes grammaticales ne semblent pas avoir été influencées par le voisinage du celtique, on l’a souvent remarqué, et cela se comprend fort bien. Un Français qui apprend l’allemand ne formera pas un imparfait en ais : ich kommais. Mais il fera volontiers des créations analogiques. Sur un pluriel il construira des pluriels semblables, même quand les mots ne les comportent pas. L’immense développement des formes analogiques en français, tout en résultant des causes générales et psychologiques qu’on invoque ordinairement, a donc pu être favorisé par les conditions où se trouvait le latin, adopté par des populations ignorantes et de langue différente.
  4. Le Blant, Insc. chrétiennes, no 378 : membra ad duus fratres. Cf. Formulæ Andecavenses, éd. Zeumer, 28, p. 13, 19 : terra ad illo homine.
  5. Archiv für lateinische Lexicographie, 7e année, p. 523.