Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/554

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nombre de gallicismes : δεφενδεύειν défendre ; λίζιος, lige ; τέντα, la tente ; φρέριος, le frère ; τουρνέσις, tournois[1]. Mais on sait combien la conquête fut éphémère, et l’invasion du français dans le romaïque ne remonte pas aux expéditions des Latins.

On avait retrouvé, il est vrai, au milieu de ce siècle, une chronique de Morée, dont la langue, même dans le meilleur des manuscrits, celui de Copenhague, est farcie de mots français[2].

Mais il paraît aujourd’hui à peu près certain que l’auteur du « Livre de la conqueste » est un métis demi-grec et demi-franc, un Gasmule. Il n’y eut jamais romanisation dans ce pays ; où le latin avait échoué, il était impossible que le français réussît. On a reproduit quelquefois bien à tort une phrase de la chronique catalane de Ramon de Muntaner, disant qu’on parlait en Morée aussi bon français qu’à Paris. Le contexte montre au contraire dans quel isolement restaient les chevaliers francs[3].

Ce n’est guère qu’à Chypre, où la domination des Lusignans dura trois siècles, que l’invasion latine marqua la civilisation et la langue indigènes d’une empreinte un peu profonde. Le chroniqueur Macheras, au commencement du XVe siècle, va même jusqu’à prétendre que ce fut la conquête franque qui amena la désorganisation du grec indigène[4]. Mais c’est là une exagération

  1. Nicetae Ghoniatae Historia, éd. Bekker, Bonn, 1835.
  2. ἀϐουκάτος, ἀϐουκατεύειν, avocat, avocasser ; ντάμα, dame ; κομεσιοῦν, commission ; κοῦρσος, course ; λίζιος, lige ; ῥοέ, roi ; τζάμπρα, chambre ; τρέϐα, trêve ; τριζουριέρης, trésorier ; σεργένταις, sergents ; φρε-μενούρης, frère mineur ; γαρνιζοῦν, garnison ; καπερούνι, chaperon ; παρτοῦν pardon ; ντζενεράλ, général. On y lit des vers comme ceux-ci : Μὲ δακτυλίδιν γὰρ χρυσὸν εὐθέως τὸν ῥεϐεστίζει || Καὶ ἀφότου ἐρεϐεστήθηκεν, κ’ἐπῆκέ του ὁμάντζιοτὸ || Τότε τὸν ἐμετάκραξε, καὶ λέγει πρὸς ἐκεῖνον· || Μισὺρ Ντζεφρὲ, ἀπὸ τοῦ νῦν ἄνθρωπος μοῦ εἶσαι λίζιος… « Le Champenois revêtit alors Messire Geoffroy de cette propriété, et lui donna un anneau d’or, et après lui avoir constitué cette mense, il lui adressa de nouveau la parole et lui dit : Messire Geoffroy, dorénavant vous êtes mon homme lige… » (V. Chron. de Morée, éd. Buchon, 1840 et Recherches hist. sur la princ. de Morée, II, 1845, p. 71.)
  3. Chronique, dans Buchon, Chroniques étrangères rel. aux expéd. fr. pendant le XIIIe s., p. 502. « Toujours depuis la conquête les princes de Morée ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons françaises, et il en a été de même des autres riches hommes et des chevaliers, qui ne se sont jamais mariés qu’à des femmes qui descendissent de chevaliers français. Aussi disait-on que la meilleure chevalerie du monde était la chevalerie de Morée, et on y parlait aussi bon français qu’à Paris. »
  4. « Ὥς που καὶ πῆραν τὸν τόπον οἱ Λαζανιάδες… καὶ ἀπὸ τότες ἀρκέψαν νὰ μαθάνουν φράνγκικα, καὶ βαρϐαρίσαν τὰ ῥωμαῖκα, ὡς γοῖον καὶ σήμερον, καὶ γράφομεν φράνκικα καὶ ῥωμαῖκα, ὅτι εἰς τόν κόσμον δέν ἠξεύρουν ἴντα συντυχάνομεν. Jusqu’au moment où les Lusignans s’emparèrent de l’île… dès lors on commença à apprendre le français et le romaïque devint barbare, au point qu’aujourd’hui nous écrivons un mélange de français et de romaïque tel que personne au monde ne comprend ce que nous disons (Macheras, éd. Miller, I, p. 85. 1-5). Ce Macheras