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LA RENAISSANCE

enfant, lorsqu’il s’essaie à dessiner, il mettait tout sur le même plan. Priam ou Alexandre lui paraissaient semblables à des rois féodaux, entourés de leurs barons. Voilà pourquoi les romans de Troie, d’Enéas, de Thèbes, tout remplis de héros antiques travestis en chevaliers, nous font aujourd’hui l’effet de parodies, comme celles de Scarron : mais rien n’était plus loin de la pensée des auteurs qu’une pareille témérité. Leur bonne foi était entière ; leur ignorance, absolue. Ils n’avaient pas conscience de toutes les différences qui les distinguaient des anciens. Comprenaient-ils mieux la beauté de l’art antique ? En aucune façon. Non que toute beauté ait manqué aux œuvres du Moyen Age ; non que j’accède au dédain de ceux qui vont répétait que le Moyen Age est le règne de la laideur. Le Moyen Age a eu son idéal de beauté, différent de l’idéal antique. Il l’a cherchée, il l’a trouvée dans l’expression de l’idée, plutôt que dans la perfection de la forme, où l’antiquité demeure supérieure à tout. Au Moyen Age la beauté poétique, ou littéraire (comme celle de leurs admirables enluminures) n’a, pour ainsi dire, point de corps; ou plutôt, n’a point de style. N’ayant point de style eux-mêmes, ils n’ont ni compris ni goûté le style merveilleux des anciens. Ont-ils mieux compris leurs idées ? Ont-ils pénétré au fond de la pensée antique ? Ont-ils saisi quelque partie au moins de l’esprit scientifique et philosophique des anciens ? Je ne le crois pas. Le Moyen Age, aussi fécond en grands hommes qu’aucune autre époque, en a produit plusieurs dont la vaste intelligence fait honneur à l’humanité. Mais ont-ils été des savants, au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui ? Ils savaient immensément, c’est vrai ; mais avaient-ils l’esprit que nous appelons scientifique, et auquel nous réservons étroitement cette qualité, qui ne se confond ni avec la sagesse, ni avec le génie. Il semble bien qu’ils furent tous trop destitués de sens critique et de méthode exacte pour être appelés par nous des savants. Ils furent de merveilleux dialecticiens, de très ingénieux constructeurs de synthèses et de systèmes ; mais leur oeuvre appartient-elle proprement à la science ? au moins selon l’idée que nous nous faisons de la science ; il ne me semble pas.

Quelle que soit donc la valeur propre du Moyen Age, et sa