Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/75

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toute hypothèque payée, une dizaine de mille francs. Avec cela ils pouvaient entrer en ménage tout de suite.

— Et je pourrai emmener Manon à Vienne ? conclut Marcel radieux.

Les deux frères échangèrent un rapide coup d’œil d’encouragement, car cette pensée ne leur était pas encore venue, que Manon, en se mariant, quitterait la France. Décidément elle était tout à fait perdue pour eux.

— Quel bonheur ! s’écria Manon.

Et ce cri fit monter une larme invincible dans les yeux baissés de Scipion.

Mais Annibal remplit les verres et leva le sien, tandis que ses yeux cherchaient en face de lui le portrait auguste des aïeux, ces simples et ces bons qui lui avaient donné une âme doucement héroïque.

— Je bois à votre santé, mes enfants, dit-il d’une voix un peu rude, mais ferme ; soyez heureux !

Marcel avait pris sa fiancée à la taille et il ne tenait qu’un verre pour deux. Quand il l’eut levé, très haut, d’un geste fou, comme s’il voulait choquer son verre, par delà les murs et l’espace, aux étoiles de cette divine nuit de printemps, il le rabaissa doucement aux lèvres souriantes de Manon avant de le porter aux siennes. Et tandis que les futurs époux se repassaient cette coupe emblématique de l’éternel mélange de leurs cœurs et de leur vie, Annibal chercha sous la table la main de Scipion, qui perdait le souffle, tout blême comme s’il allait mourir, et la lui serra dans une étreinte violente, à la fois pour le ranimer et pour exhaler lui-même son épouvantable souffrance.

Scipion retint un moment la main crispée de son frère ; puis, quand il put parler, il se pencha avec un sourire navré, plus poignant que des larmes, et désignant d’un regard Manon morte pour eux, qui allait les quitter pour toujours, il balbutia :

— Ça me rappelle Mamette.

Annibal, sans force pour répondre, baissa affirmativement le front.