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Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/10

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lieutenant consterné que les troupes allaient se mettre en mouvement. Il s’élança dans le corridor, où le commissaire, venant au devant de lui, s’empressa de lui dire, en regardant à sa montre, que l’heure du départ était sonnée depuis déjà quelques minutes ; mais qu’il avait bien fallu donner aux chefs de la compagnie réunis à l’hôtel le temps d’achever ou d’ajourner leurs délibérations avant de mettre les troupes en marche, puisque c’était avec eux et pour eux qu’elles faisaient garde ce jour-là. Il ajouta que le colonel prévenu de l’ajournement qui venait d’avoir lieu, n’avait plus, pour partir, qu’à recevoir cet avis d’une manière officielle.

Le jeune milicien profita du moment où ces instructions lui étaient données pour insérer sa lettre dans son gant, persuadé qu’elle y serait, mieux qu’ailleurs, à sa disposition pour pouvoir la développer de nouveau si la moindre occasion s’en présentait durant le service du jour.

Durant le quart d’heure qu’il avait passé dans la maison gouvernementale, ses jeunes camarades, toujours enjoués, n’avaient pas manqué de sujets pour alimenter leur gaîté. Un groupe de curieux s’était formé près de l’entrée du jardin, où venait de s’arrêter un magnifique équipage, et plusieurs jeunes gens de la ville, non moins joyeux que leurs voisins militaires, s’y amusaient franchement d’une discussion qu’ils avaient provoquée sur la grave question qui suit, cela dans le but de mystifier certains auditeurs, parmi lesquels se trouvaient des personnes qui, venues des autres villes, de la campagne et des postes sauvages, voyaient Montréal pour la première fois.

— À qui le beau carrosse qui nous arrive là, avec les belles dames qui y sont montées comme si elles ne devaient plus en descendre ?

S’écria tout à coup l’un de ces jeunes étourdis.

— Mais c’est le général qui vient avec toute sa famille, dit un autre à voix basse, contrefaisant le discret.

— Est-ce possible ? oh ! les jolies filles ! exclamèrent à la fois deux ou trois jeunes cultivateurs enthousiasmés.

— Mais où est donc leur père ? demanda l’un d’eux.

— Le général ? vous allez le voir paraître bientôt avec sa graine d’épinard, fit un farceur promenant la main sur le bras de son voisin par forme d’explication.

— Est-ce que le général cultive les épinards ? demanda naïvement un brave laboureur qui avait le malheur de se présenter avec un nez décoré d’énormes protubérances cramoisies.

— Certainement, lui répondit-on au milieu des rires de la foule ; le général cultive la graine d’épinard comme vous cultivez les tomates ; seulement, il ne la porte pas sur le nez.

De longs éclats de rire accueillirent cette moquerie quelque peu brutale, mais dont le comique était irrésistible en présence du nez fatal qui l’excitait. L’infortuné qui en était le porteur, piqué au vif de l’outrage offert à son organe respiratoire, prétendit que, malgré l’infirmité dont il avait plu à la Providence de l’affliger, il avait encore le nez assez fin pour sentir l’imposture du railleur. L’hilarité, pour le coup, se tourna contre ce dernier ; mais ses amis s’empressèrent de venir à son secours, et les quolibets se continuaient encore lorsqu’enfin les tambours annoncèrent le prochain départ des troupes.

Les plus jeunes des officiers, à l’instar de leurs supérieurs, prirent aussitôt leurs postes, laissant percer à travers les frisures de leurs moustaches la contrariété qu’ils éprouvaient de s’y voir cloués, pendant que leur courtois colonel se donnait encore le plaisir de la conversation auprès des dames de l’équipage dont l’identité était devenue un problème si amusant.

Mais le colonel savait bien qu’il ne jouirait pas longtemps de ce plaisir : les officiers s’étaient à peine alignés, qu’un d’eux, celui qu’on avait vu quelques instants plus tôt entrer à l’hôtel, en sortait pour venir lui livrer le message qu’il venait de recevoir du commissaire.

Le colonel et le lieutenant Claude Bronsy se mirent donc aussi eux respectivement à leurs postes.

Cinq minutes après, toutes ces troupes, tout ce monde, défilant par la porte de la ville vers laquelle on a vu que se dirigeait le gros de la population, débouchaient sur la plaine où les attendait un spectacle qui ne pouvait manquer d’exciter une vive curiosité toutes les fois que, soit là, soit ailleurs, il se reproduisait, ce qui avait lieu ordinairement à des époques