Aller au contenu

Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 10 —

— C’est ce que j’allais vous faire observer, maman ; ce changement vient sans doute de ce que…

— Oh ! je vois ce qui en est, interrompit vivement la vieille dame. — J’oubliais que notre compagnie des Pelleteries n’est plus, hélas ! que l’employée de celle d’Occident et que pendant que M. Crozat, son chef, dort peut-être à la Louisiane, son neveu Boldéro-Crozat veille ici pour lui. Ce n’est pas mal à vous, monsieur Boldéro, pour un créole, de nous faire abattre sitôt pavillon. Il n’est parmi nous que d’hier et déjà il veut nous mener.

— Vous oubliez, chère maman, qu’il y a ici des oreilles pour entendre et des bouches pour rapporter, dit la jeune fille en baissant la voix. Vous savez que depuis longtemps M. Crozat est le principal chef de la compagnie.

— Je sais que s’il n’en dépendait que de lui, tous les animaux de nos forêts prendraient le chemin de la Louisiane. Certes, il se fait bien payer la cession qu’il a faite, lui ou son père, de ses prétendus droits à ce gouvernement ; mais, Dieu merci, tant que je serai la femme de Réné Aubert et que votre père, ma chère Blanche, restera directeur de la compagnie canadienne, les femmes de Montréal ne manqueront ni de martre ni de castor pour leurs joyeuses promenades sur la neige.

Mademoiselle Blanche Aubert, car c’était elle, se pencha doucement vers sa mère et murmura le nom de Bronsy.

— Si je le vois ? demanda cette dernière du ton le plus affectueux, en braquant de nouveau sur la chaloupe son lorgnon qu’elle avait retiré de sa vue afin de donner libre cours à son indignation.

— Regardez à l’arrière, il est assis à côté de mon père ; je les reconnais bien tous les deux.

— Moi aussi, cher enfant, je les vois comme tout à l’heure quand ils étaient près de nous. Le noble jeune homme nous a observées tout le temps. Mais où est donc le porte-enseigne Boldéro ? se cache-t-il derrière son pavillon ? il a peut-être peur des sauvages ?

Ces sarcasmes étaient à peine lancés qu’ils se trouvèrent complètement noyés dans l’explosion qui signalait l’approche des canots et de la chaloupe.

Celle-ci venait de s’accrocher à la marge de l’îlot ; au même instant apparaissait sur la côte, à vingt pas de la porte désignée, un homme d’un aspect imposant, habillé de noir, de la tête aux pieds ; une plume blanche ornait son chapeau et servait, comme la dentelle de ses manchettes, à rendre plus frappant le deuil que semblait annoncer sa parure, calquée, du reste, sur les meilleurs types des modes fastueuses de l’époque. Cet homme était monté par un des sentiers qui conduisaient de la grève au sommet du plateau sur lequel s’ouvraient, de ce côté, les barrières de la ville. Parvenu là, il s’était retourné vers la scène dont le fleuve était devenu le théâtre.

— Le voilà lui-même, dit aussitôt Blanche à madame Aubert qui, l’œil au verre d’optique, cherchait encore au loin l’illusion, quand près d’elle était la réalité.

— Qui ? Blanche.

— Celui que vous venez de nommer.

M. Boléro ?

— Lui-même, devant nous, un peu à la droite ; vous pouvez le voir maintenant sans lunettes.

— Bien ! bien ! je le vois planté là comme une ombre, avec son habillement noir et son plumet blanc, continua, sur un ton plus bas, madame Aubert surprise, mais non pas décontenancée.

— Il vient de remonter du bord de l’eau et n’est pas allé dans la chaloupe comme on s’y attendait tout à l’heure quand il parlait d’accompagner papa et M. Bronsy.

— Non, le créole a préféré mettre son pavillon à sa place, dit en souriant la mère de Blanche.

— Mais, chère maman, est-il vrai que ce monsieur soit natif de Montréal et fils d’une famille émigrée de France en ce pays ? comme le prétendent quelques-uns ; car, en ce cas, il ne serait pas créole.

— Eh bien ! c’est justement ce que me demandait hier une dame qui passait la soirée avec nous. Tu chantais alors la jolie romance que tu as apprise de Bronsy, qui t’écoutait plongé dans l’extase, comme toujours quand tu chantes. M. Crozat paraissait ému ; notre amie, madame Chazel, qui le