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Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/26

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1728, au 5 juin, je m’en rappellerai toujours, car j’étais garçon alors et j’avais fait tous mes efforts pour me faire agréer comme soldat ou comme batelier. Mon père, que M. de Ligneris protégeait, pour des services rendus et d’autres raisons qu’il serait trop long de vous exposer, avait tellement conspiré contre moi, par excès d’amour paternel sans doute, que toutes les issues par où j’aurais pu entrer dans cette expédition me furent fermées et j’eus l’inexprimable douleur de la voir partir sans moi.

Plusieurs de mes compagnons d’enfance, tous élevés comme moi dans cette ville, en étaient. Je ne pus retenir mes larmes en les voyant embarquer, tout radieux, dans les canots qui attendaient toute notre armée au port. Cependant, j’eus le courage de rester sur la grève jusqu’à ce que le dernier canot eût disparu dans l’éloignement, c’était celui du commandant et il me semble encore y voir Quimpois, le conduisant avec son habileté et son assurance vraiment admirables.

— Mais dites-moi donc, vous qui le connaissez si bien, s’il sait l’abénaquis ? car autrement il me faudra un interprète.

— Dacan, un des plus fameux voyageurs de la Nouvelle-France et qui, s’il n’est pas mort à l’heure qu’il est, doit se retrouver quelque part dans nos paroisses, où sans doute il se réjouit, sur ses vieux jours, de pouvoir raconter aux jeunes gens les aventures d’une longue et utile vie passée toute entière au milieu des dangers, des fatigues et des mille agitations qui accompagnent toujours le voyageur et le coureur des bois ; eh bien ! le fameux Dacan ne savait pas moins de sept langues sauvages, mais Quimpois le surpasse, il en sait huit ou neuf. Pour être plus sûr, je vais, monsieur, vous les nommer une à une ; vous aurez la bonté de les compter.

M. Boldéro fit un signe d’assentiment et se mit en devoir de constater l’érudition linguistique de Quimpois, pendant que, de son côté, l’aubergiste se préparait à faire l’énumération promise. Tout à coup, au milieu du plus profond silence, un cri de guerre, un cri terrible éclata comme un coup de foudre dans la maison. Les carreaux en vibrèrent violemment aux fenêtres. Électrisé, M. Boldéro se leva ; rapide comme l’éclair ; il porta la main à son épée ; l’aubergiste effrayé, n’osait pas avancer vers la porte ; il écoutait. Quelqu’un s’était lancé à pieds joints du dehors dans la salle d’entrée en jetant ce cri long et si haut que font les indiens en se frappant rapidement de la main sur la bouche et dont ne peuvent avoir aucune idée ceux qui ne l’ont jamais entendu retentir, soit dans la forêt, soit ailleurs. À chaque seconde, l’hôtelier et son hôte s’attendaient à voir paraître une horde féroce prête à les scalper. Au cri prolongé qui venait de les surprendre, succéda le bruit des pas sous lesquels le plancher de la pièce voisine semblait craquer. Évidemment, l’ennemi approchait. M. Boldero tira son épée et s’apprêtait à fondre sur les assaillants ; l’aubergiste s’emparant des bouteilles qui se trouvaient près de lui sur une table, s’arma les poings de deux formidables massues et s’avança résolument le premier à la charge, bien déterminé de ne pas succomber sans avoir au moins brisé quelques crânes. À ce moment d’attente suprême, la voix terrible qui venait de hurler le cri belliqueux des sauvages entonna, sur un ton gai et surtout fort agréable pour des assiégés, une de ces jolies chansons de voyageurs qui ont survécu à toutes les vicissitudes, à toutes les révolutions que le temps a fait subir à notre patrie, où ces chants populaires ont pris naissance et où ils se conservent toujours comme un souvenir du cœur. Dès qu’il eut entendu cette voix amie, l’hôtelier, la reconnaissant, se retourna du côté de M. Boldéro en s’écriant : « Dieu soit loué, monsieur ! c’est votre homme, c’est Quimpois. » Et ils se trouvèrent tous trois face à face.

En effet, c’était Quimpois, vrai type des voyageurs canadiens des postes sauvages, qui, revenant tout joyeux de la plaine où il avait eu le plaisir de renouveler connaissance avec plus d’un chef indien, s’était promis de faire une surprise à son ami l’aubergiste, qu’il croyait seul chez lui. Quimpois ne put s’empêcher de rire en voyant ce qu’avait de burlesque cette scène ; cependant, la présence de M. Boldéro, qu’il croyait avoir devancé au rendez-vous, eut l’effet de mo-