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Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/28

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meilleur état possible. Dans une heure, tout sera prêt, foi de voyageur.

— Maintenant partez ; de la diligence, et surtout de la discrétion, fit M. Boldéro en le congédiant.

En passant dans la salle d’entrée où il rencontra le maître de la maison, Quimpois lui adressa quelques mots que l’aubergiste protesta ne pas pouvoir comprendre.

— Comment, un vieux castor comme toi ! reprit le guide en jouant l’indignation ; tu ne comprends pas l’abénaquis ? Je te disais donc, puisqu’il faut le parler français, que tu me prépares à dîner pour dix ou douze, tous de bons vivants comme moi ; qui viendront faire bombance ici dans une heure. Je te disais surtout de ne pas épargner la sauce, car par la chaleur qu’il fait, il n’y a pas moyen d’échapper à la soif. Et il sortit lestement, sans attendre de réponse, bien convaincu qu’en homme intelligent et sachant son métier, l’hôtelier ne manquerait pas de faire droit à une pareille commande.

Avant de quitter l’Auberge du Castor, où rien ne le retenait plus pour le moment, M. Boldéro crut devoir renouveler ses instructions à l’égard de la fête promise aux jeunes gens de la ville ; il recommanda spécialement à l’aubergiste de veiller à ce que Quimpois et ses compagnons ne sortissent pas de chez lui, une fois qu’ils y seraient réunis, afin que M. Aubert, qui les avait retenus pour un voyage pressant qu’il entreprenait, fût sûr de les y trouver en arrivant. Que tel était le rendez-vous qu’y avait ce dernier. L’hôtelier promit d’apporter la plus grande attention aux ordres qui lui étaient ainsi confiés, ajoutant qu’il avait déjà préparé un lieu sûr et commode pour déposer les pièces du feu d’artifice. M. Boldéro le félicita de cette précaution et sortit.

V

Pendant que tout Montréal se livrait au plaisir et courait au spectacle de la plaine, la tristesse s’introduisait au sein d’une famille où jusque là l’on n’avait jamais vu régner autre chose qu’une douce satisfaction, que l’allégresse et la sérénité. Cette famille, une des plus opulentes et, par les mœurs surtout, une des plus recommandables de la ville à l’époque dont il s’agit, était celle de M. René Aubert, le directeur local de la compagnie dont il a été déjà tant de fois question. Les rêves de bonheur que faisait naître le prochain établissement d’une fille, — enfant unique de cette maison, — idolâtrée de ses parents et qui méritait de l’être par ses vertus et les plus aimables qualités, commençaient à s’évanouir comme s’ils n’eussent été en effet que de vains songes et sans toutefois faire place à la réalité. Carla note de M. Aubert, cause de ce changement, la note trouvée par Blanche sur sa table à son retour du promenoir où elle était allée, le matin, avec sa mère, ne s’expliquait bien nettement que sur un point : M. Aubert entendait absolument que le mariage de sa fille avec M. Bronsy fut différé ; mais le doute planait sur tout le reste. Quelle était l’intention ultérieure ? C’est ce qu’on ne pouvait pas deviner.

Cette incertitude affligeait beaucoup Mme Aubert, non-seulement à cause de l’affection qu’elle avait pour sa fille, mais parce qu’elle craignait d’y voir l’indice d’une méfiance de la part de son mari. Elle ne s’expliquait la réserve qu’il semblait garder à son égard, qu’en l’attribuant à une résolution d’en venir à des mesures qu’il savait devoir lui être désagréables. Cette idée palliait quelque peu l’offense dirigée contre sa dignité d’épouse, mais son amour maternel s’en alarmait vivement. Elle se garda bien d’en faire part à sa fille.

Quant à Blanche, depuis qu’elle s’était vue obligée d’annoncer à celui qu’elle aimait une nouvelle aussi attristante que celle contenue dans la note de son père, — car elle appréhendait le résultat, malgré les espérances confiées à sa lettre ; — elle était aux prises avec la douleur et n’avait ni la force ni la volonté de réfléchir profondément sur la cruelle situation qu’on lui faisait. Il lui avait fallu, pour se résoudre à écrire cette lettre, appeler à son secours tout ce que peut inspirer d’énergie le sentiment d’un devoir impérieux. Le devoir une fois rempli, et la lettre confiée au porteur, Blanche était allée s’enfermer dans sa chambre. Pauvre jeune fille ! elle voulait cacher ses larmes à sa mère. De son côté Mme Aubert, craignant de l’affliger elle-même par celles qu’elle se sentait prête