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Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/35

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vantage d’être connu, Mme Bronsy réclama mes services. J’entrai donc dans cette maison, où je demeurai près de six ans, témoin tous les jours du bonheur qui y régnait et fière de voir constamment grandir en sagesse et en beauté deux enfants pour lesquels je me sentais toute l’affection d’une mère. Un jour Mme Bronsy tomba malade. Une terrible maladie, la picote régnait depuis quelques jours dans la ville et faisait partout des ravages effrayants. Atteinte de ce fléau, qui avait déjà emporté une partie de la population, elle y succomba à son tour, malgré tous les secours imaginables qui lui furent prodigués, le jour de sa mort, un malheur plus grand encore, s’il est possible, vint nous frapper. Claude et la petite Henriette disparurent, enlevés par des sauvages ennemis. Les premiers jours de sa maladie, leur mère voulut les envoyer passer quelque temps à la campagne, chez son père, mais on apprit que la picote s’y était déclarée. Il fallait cependant les tenir éloignés de la maison autant que possible, pour tâcher de les soustraire à la contagion. On les faisait donc promener dans les endroits les mieux aérés, mais le jour de leur enlèvement personne ne put les accompagner dans leur promenade, parce que nous fûmes tous obligés de rester auprès de la malade. D’ailleurs, beaucoup d’autres enfants sortaient seuls, sans le moindre danger ; depuis longtemps déjà les sauvages malintentionnés n’osaient pas approcher de nos murs. Le malheur voulut cependant qu’il s’en présentât une bande juste au moment où nous devions le moins nous y attendre. Nos pauvres enfants s’étaient aventurés en dehors des remparts. Après s’être amusés longtemps près de la petite rivière, en face des Glacis, avec d’autres enfants comme eux, et de qui seuls nous pûmes obtenir quelques renseignements le lendemain, tant la ville était en proie au fléau qui l’avait envahie, Claude, suivi d’Henriette, s’était mis à poursuivre des papillons. Ce jeu les eut bientôt conduits jusque dans les prairies à travers lesquelles la petite rivière s’éloigne pour se perdre dans les bois où, selon toute probabilité, les sauvages se tenaient cachés. Car les enfants qui nous rapportèrent ce que je vous raconte n’en virent aucun, bien que plusieurs des camarades de Claude l’eussent suivi, lui et sa sœur, jusqu’à l’endroit où, las de courir après les papillons et les petits oiseaux, ils les virent s’arrêter. Mais nous apprîmes ensuite qu’en effet des Sauvages avaient été vus rodant dans les environs le jour où nos enfants, hélas ! disparurent pour ne plus revenir. Leurs petits amis les laissèrent là pour continuer leurs jeux, et quand ils les aperçurent pour la dernière fois, Henriette tressait des guirlandes avec les fleurs que son frère ramassait près de l’eau. Pauvres enfants ! Ils cueillaient des fleurs sur le bord du ruisseau et ne voyaient pas le danger qui les menaçait. Telle est, monsieur, cette triste histoire, que j’abrège parce qu’elle me brise le cœur.

Il se fit ici une longue pause. M. Boldéro, que ce récit intéressait au plus haut degré, attendit que son interlocutrice fût en état de lui répondre avant de lui adresser de nouveau la parole. Très affecté lui-même d’ailleurs, il lui eut été difficile de bien s’énoncer avant de s’être un peu remis de son émotion. Quand il eut cessé d’entendre sangloter la femme du concierge et qu’il la jugea suffisamment calmée, il lui dit : Mme Bronsy mourut donc le jour même où cette funeste catastrophe eut lieu et, j’espère, sans en avoir eu connaissance ?

— Oui, monsieur, sans en avoir eu connaissance. Si elle l’eut su ! je crois que j’en serais morte de douleur.

— Que devint M. Bronsy ?

— Il fit de suite des recherches et ne tarda pas à se convaincre que les sauvages lui avaient enlevé ses enfants. M. le gouverneur, averti du fait, prit aussitôt les mesures qu’exigeait la circonstance ; mais les courriers revinrent sans avoir rien pu découvrir. Les avis reçus quelque temps après de tous les postes ne nous renseignaient pas davantage. M. Bronsy dont je n’essaierai pas de vous peindre le désespoir, apprit alors que son beau-père venait de mourir de la maladie qui sévissait dans le pays et probablement du chagrin que lui causa le tragique événement qui le privait de ce qu’il avait de plus cher au monde. Comme il n’avait point d’autre parent, ses biens échurent à son gendre, M. Bronsy, qui vendit alors tout ce qu’il possédait et quitta Montréal, jurant de n’y pas