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Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/39

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trouvèrent inoccupée. Ils y étaient à peine installés que l’orage éclata soudain avec un redoublement de violence. La pluie tombait par torrents. Après quelques instants de silence passés dans le plus profond recueillement, une voix s’éleva pour proclamer au milieu d’eux la sagesse dont ils avaient fait preuve en ne suivant pas l’exemple de ceux qui avaient pris la fuite. Nous avons raison de nous féliciter, répondit un jeune homme qui reconnut cette voix ; mais cela ne regarde que nos personnes et nullement le feu d’artifice. Quelle belle partie manquée ! — Remise, seulement remise, mon cher, reprit celui qui avait parlé le premier ; M. Boldéro n’est pas homme à reculer pour si peu de chose. — Pourtant, sans l’éloquence dont tu t’es mis en frais hier auprès de lui, quand on lui faisait, là sur la côte, un charivari capable d’effrayer toutes les anguilles du port, il est probable qu’il n’eût pas pensé à nous donner cette fête. — Mais à propos de M. Boldéro, demanda quelqu’un qui se tenait près de l’entrée de la tente, où est-il donc que je ne l’ai pas vu ? — Ah ! vous voilà, M. Bronsy. — Tiens ! dit celui qui le premier avait rompu le silence ; c’est toi, Claude. — Je vois que vous me reconnaissez malgré les épaisses ténèbres qui nous entourent. — Oui, et malgré ton costume de marin. — Pour cela, c’est différent, vous m’avez tous vu à l’Auberge du Castor. — Et pour le reste, ta voix a suffi. Mais je me hâte de répondre à ta question. Je te dirai donc que lorsque tu es entré à l’Auberge du Castor, M. Boldéro venait juste d’en sortir. — Mais on m’avait assuré qu’il devait venir jusqu’ici pour vous aider de ses conseils ? — Cela est vrai, mais au moment même qu’il m’en parlait à l’Auberge du Castor, il est venu quelqu’un le chercher en carrosse de la part d’une dame qui voulait le voir immédiatement pour affaire importante. — Le nom de cette dame ? — Ma foi, je l’ignore ; tout ce que je puis dire, c’est que son carrosse nous a bien fait rire ce matin pendant que les troupes attiraient la foule devant la maison du gouvernement. Pour nous amuser, je faisais accroire à un de nos bons paysans que c’était le carrosse du général et l’un d’eux, porteur du nez le plus comique que j’aie encore vu, eut le malheur de s’avancer pour admirer les belles têtes qu’on apercevait dans la voiture. Tu peux juger de l’effet. Ce fut un rire interminable.

À ce moment, la tente cédant aux efforts du vent qui la fouettait depuis un quart d’heure avec une violence extrême, s’affaissa sur ceux qu’elle abritait et fut, l’instant d’après, enlevée par une bourrasque qui vint fort à propos les délivrer de leur fâcheuse situation ; mais ce fut aux dépens des chapeaux et de plus d’un habit. Ils retraitèrent rapidement du côté de la ville où ils arrivèrent avec la consolation de s’être au moins soustraits à la pluie, qui, en effet, avait entièrement disparu avant même que la tente se fût écroulée.

Cette catastrophe, si peu grave par elle-même, eut pourtant des conséquences importantes. Les gardiens sauvages qui avaient passé la nuit sous leurs canots, s’étaient levés dès le point du jour. Une malencontreuse bouteille d’eau-de-vie oubliée sur l’îlot dans la fuite de la veille, fut bientôt dégustée. Trouver les débris des toilettes enfouis dans les plis de la tente renversée et s’en revêtir fut, pour ces quelques Indiens, une affaire bientôt faite. Plongés dans une ivresse à peu près entière, ils allèrent, ainsi accoutrés, jusqu’au cœur de la ville encore endormie. En passant près d’une maison dont la porte était entr’ouverte, ils y entrèrent furtivement dans l’espérance de faire une razzia complète sur toutes les bouteilles qu’ils y pourraient trouver. Mais une minute s’était à peine écoulée, qu’ils cherchaient à sortir de cette maison beaucoup plus vite qu’ils n’y étaient entrés. Voulant allumer le tabac de leurs pipes, ils s’étaient servis des mèches logées dans les habits dont ils s’étaient affublés ne se doutant pas que ces mèches étaient des fusées et des chandelles romaines échappées à l’orage de la veille. Soudain, des torrents de feu avaient jailli de leurs mains et s’étaient répandus dans toutes les directions. Ils s’échappèrent à travers cette pluie ardente, grillés jusqu’aux cils des yeux et plus d’a moitié scalpés. Mais la maison était embrasée. L’incendie se propageait avec une rapidité effrayante, et les citoyens, avertis par les sauvages qui fuyaient en poussant des cris horribles, ne purent arriver devant cette maison que juste à temps pour secourir les