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Page:Physiologie du gout, ou meditations de gastronomie transcendante; ouvrage théorique, historique, et à l'ordre du jour, dédié aux gastronomes Parisiens (IA b21525699).pdf/356

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leur épargner cet affront ; en un mot, je voulais le triomphe de la nation et non celui de l’individu. En conséquence, je rassemblai chez moi Fehr et la Massue, et leur fis une allocution sévère et formelle pour leur annoncer mes craintes ; je leur recommandai de boire à petits coups autant que possible, d’en esquiver quelques-uns pendant que j’attirerais l’attention de mes antagonistes, et surtout de manger doucement et de conserver un peu d’appétit pendant toute la séance, parce que les aliments mêlés aux boissons en tempèrent l’ardeur et les empêchent de se porter au cerveau avec autant de violence ; enfin nous partageâmes une assiette d’amandes amères, dont j’avais entendu vanter la propriété pour modérer les fumées du vin.

Ainsi armés au physique et au moral, nous nous rendîmes chez Little, où nous trouvâmes les Jamaïcains, et bientôt après le dîner fut servi. Il consistait en une énorme pièce de rostbeef, un dindon cuit dans son jus, des racines bouillies, une salade de choux crus, et une tarte aux confitures.

On but à la française, c’est-à-dire que le vin fut servi dès le commencement : c’était du fort bon clairet qui était alors à bien meilleur marché qu’en France, parce qu’il en était arrivé successivement plusieurs cargaisons, dont les dernières s’étaient très-mal vendues.

M. Wilkinson faisait ses honneurs à merveille, nous invitant à manger et nous donnant l’exemple ; son ami paraissait abîmé dans son assiette, ne disait mot, regardait de côté, et riait du coin des lèvres.

Pour moi, j’étais charmé de mes deux acolytes. La Massue, quoique doué d’un assez vaste appétit, ménageait ses morceaux comme une petite maîtresse ; et Fehr escamotait de temps en temps quelques verres de vin, qu’il faisait passer avec adresse dans un pot à bière