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pouvait se maintenir si froid par une chaleur de vingt-six degrés de Réaumur.

En passant à Cologne, j’avais rencontré un gentilhomme breton qui se trouvait très-bien de s’être fait traiteur, et je pourrais multiplier indéfiniment les exemples ; mais j’aime mieux conter, comme plus singulière, l’histoire d’un Français qui s’enrichit à Londres par son habileté à faire de la salade.

Il était Limousin, et, si ma mémoire est fidèle, il s’appelait d’Aubignac ou d’Albignac.

Quoique sa pitance fût fortement restreinte par le mauvais état de ses finances, il n’en était pas moins un jour à dîner dans une des plus fameuses tavernes de Londres ; il était de ceux qui ont pour système qu’on peut bien dîner avec un seul plat, pourvu qu’il soit excellent.

Pendant qu’il achevait un succulent roastbeef, cinq ou six jeunes gens des premières familles (dandies) se régalaient à une table voisine, et l’un d’eux s’étant levé s’approcha et lui dit d’un ton poli : « Monsieur le Français, on dit que votre nation excelle dans l’art de faire la salade ; voudriez-vous nous favoriser et en accommoder une pour nous[1]? »

D’Albignac y consentit après quelque hésitation, demanda tout ce qu’il crut nécessaire pour faire le chef-d’œuvre attendu, y mit tous ses soins, et eut le bonheur de réussir.

Pendant qu’il étudiait ses doses, il répondait avec franchise aux questions qu’on lui faisait sur sa situation actuelle ; il dit qu’il était émigré, et avoua, non sans rougir un peu, qu’il recevait les secours du gouvernement anglais, circonstance qui autorisa sans doute un

  1. Traduction mot à mot du compliment anglais qui doit être fait en cette occasion.