Page:Picard - La Veillée de l’huissier, 1887-1888.djvu/15

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qui cloisonne le passage à mi parcours, le cadran éclairé de l’horloge publique lui sembla une pleine lune morose. Il traversa la place de l’Hôtel de Ville, inquiétante dans l’austérité de ses constructions gothiques. Une pluie fine et froide filtrait à travers le brouillard.

Quand il arriva à sa demeure, une gamine de dix ans en haillons, la bouche contre le trou de la serrure, y soufflait d’une voix grelottante un chant de Noël qui devait entrer dans le corridor d’entrée comme une romance de petite morte revenant la nuit se plaindre de l’humidité du cimetière. Près d’elle, deux autres misérables, plus jeunes, muettes et tremblantes de fièvre, attendaient.

Michiels leur donna un sou.

Il n’alla pas ce soir-là au Borgval. Il se laissa choir sur une chaise, au coin du feu, dans la cuisine.

Une servante villageoise y nettoyait, y rangeait tout, selon l’usage bruxellois la veille des grandes fêtes. Le voyant affaissé et blême, elle lui demanda s’il voulait une pinte de bière chaude. Il fit signe que non, et déboutonnant sa capote : J’ai froid, dit-il. Je vais au lit.

Malgré ses émotions, il dormit moins agité que de coutume. Par reconnaissance de n’avoir pas à porter cette nuit le poids quotidien des demi-litres qui, durant les longues séances au cabaret montaient de la table à ses grosses lèvres, avec le fonctionnement régulier des godets d’un bateau dragueur, son estomac, instrument ordinaire de cauchemars et d’insomnies, le laissa tranquille. Il rêva seulement d’une exposition où l’on exhibait une sorte de pieuvre morte, desséchée, hideuse, devant laquelle un public sans cesse renouvelé s’extasiait. Un pître la désignait d’une baguette en criant sans cesse : « L’ignoble estomac de l’huissier Bastien Michiels ! » On payait dix centimes.

Il se réveilla sur le tard, vers neuf heures. Une pâle soleil de Noël inondait son lit d’une lumière douce. Les événements du soir précédent avaient, dans son esprit, perdu leur perspective fantastique. Ce qui dominait, c’était qu’il avait un estomac ignoble, et qu’il existait peut-être un remède pour le réhabiliter, pour lui rendre sa dignité première.

Emploierait-il le tambour ?

Pourquoi pas ! Il résolut la question par un proverbe : Si ça ne fait de bien, ça ne peut pas faire de mal.

Il descendit.

En l’entendant, la servante sortit de la cuisine, et en flamand, lui souhaita une heureuse Noël : Zalige Kersmis !

Il lui donna une pièce d’onze sous et demi (le franc de France en vieille langue monétaire du Brabant) et entra dans sa petite salle à manger.

Le couvert était mis pour le déjeûner. Tout de suite, elle apporta du chocolat brûlant et des couques au beurre réchauf-