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THUCYDIDE.

geste. Il n’a pas besoin de décrire en détail les portraits de ses héros pour les figurer à nos yeux. Il s’abstrait le plus qu’il peut de son œuvre, et il laisse parler les événements. Je me trompe, il intervient quelquefois, mais à la manière du chœur tragique, tantôt par de rapides et courtes réflexions, tantôt par de longues et magnifiques monodies. J’entends par là ces harangues qu’il met dans la bouche de ses personnages, et qui sont, non pas ce qu’ils ont dit, mais ce qu’ils ont dû dire, ce que Thucydide lui-même aurait dit à leur place. Il l’avoue ingénument ; et, quand il n’en conviendrait pas, on n’aurait nulle peine à s’en convaincre. C’est là qu’il a prodigué les réflexions ; c’est là qu’il a donné le commentaire moral, et, si j’ose ainsi parler, la philosophie des faits racontés. Et le style de ces harangues, qui n’a rien d’oratoire, comme le remarque Cicéron, et que des insensés pouvaient seuls, comme Cicéron le dit encore, prendre pour modèle dans la composition de véritables discours, ce style n’est pas sans quelque étrange analogie avec celui des chœurs de Sophocle et surtout d’Eschyle. C’est la même audace de tournures, la même concision elliptique, la même vigueur et souvent le même éclat d’expressions ; c’est enfin la même violence faite à l’esprit du lecteur, pour le forcer à chercher, à deviner même, avant de comprendre.

La narration est en général d’une simplicité extrême, et presque d’une absolue nudité, qui ne rappelle guère à l’esprit Sophocle ni Eschyle. Mais, dès que le sujet en vaut la peine, le récit s’anime et se colore, sans rien perdre de sa gravité ; le poëte reparaît, et l’on entend, comme disait un ancien, jusque dans le mouvement des mots, jusque dans les sons heurtés des syllabes, le cliquetis des armes, les cris aigus des combattants, le bruit des navires qui s’entre-choquent et se brisent. Et ce n’est pas seulement dans le récit des batailles que Thucydide s’élève aux proportions majestueuses de la poésie. Le spectacle des grandes calamités humaines émeut son âme, et lui arrache de pathétiques accents. Il admire les nobles actions ; il rend justice à tous les talents, à toutes les vertus. La chaleur du sentiment pénètre et échauffe la diction, et lui communique je ne sais quelle indéfinissable