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LA FIN DU RÉGIME

des récalcitrants et même leurs « bonnes amies »[1]. Des colonnes mobiles, semant la terreur sur leur passage, parcourent les départements. Il semble que, comme l’esclave antique, le conscrit en fuite soit réputé voleur de son propre corps. Et, en effet, ce corps n’appartient-il pas à l’empereur ? Il est criminel non seulement de le lui dérober, mais de l’endommager en vue de le rendre inapte au service. Tous ceux qui se seront volontairement mutilés, qui se seront fait enlever le pouce ou arracher des dents, afin de ne pouvoir presser la détente du fusil ou déchirer la cartouche, seront incarcérés. Et inlassablement, avec des détails dignes de négriers, les préfets signalent aux maires les subterfuges des jeunes gens qui s’exercent au strabisme ou qui simulent des hernies « par une simple introduction d’air »[2].

La guerre dévore tant d’hommes que force est bien de lui sacrifier les enfants des notables que le gouvernement a épargnés aussi longtemps qu’il l’a pu. Les nécessités sont trop pressantes pour qu’il puisse s’embarrasser plus longtemps de les ménager. Le mécontentement s’en agrandira sans doute, mais les fils incorporés dans l’armée répondront, en qualité d’otages militaires, de l’obéissance des pères. Il importe peu que l’opinion se révolte, si sa révolte, comprimée par la crainte, n’ose se manifester. Dès 1809, les jeunes gens des familles les plus riches sont désignés pour les écoles militaires. S’ils se cachent, leurs pères, déclarés responsables, sont amenés à Paris par la gendarmerie et gardés à vue. En 1813, l’institution des gardes d’honneur astreint au service les fils des cinq cents contribuables les plus imposés de chaque département.

Ajoutez que l’étau de la police se resserre en même temps que celui de l’armée. La liberté de l’esprit est aussi étroitement comprimée que la liberté du corps. Une véritable inquisition civile pèse sur la société. Personne n’est plus sûr de n’être pas dénoncé au préfet ou même au ministre par les espions qui grouillent partout. À la moindre imprudence on

  1. Publ. de la Soc. Hist. du Limbourg, t. XXX [1894], p. 23.
  2. Mémorial administratif du département de l’Ourthe, 1808, t. I, p. 165.