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Page:Pirenne - De la méthode comparative en histoire, 1923.djvu/13

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Il n’y a de science que du général, et pour comprendre l’histoire d’un peuple, il faut donc non seulement le situer à la place qu’il occupe dans l’ensemble des autres peuples, mais encore ne jamais perdre de vue ceux-ci durant qu’on l’étudie. C’est là le seul moyen d’échapper aux mirages de l’imagination, aux illusions de la sensibilité, aux entraînements du patriotisme. Les anciens biographes n’envisageaient dans leur héros que lui-même et attribuaient toutes ses actions à son caractère ou à son génie. On en est revenu, et c’est à qui, aujourd’hui, s’efforcera de démêler dans un grand homme ce qu’il doit à son milieu. L’histoire, il faut bien l’avouer, tombe encore trop souvent dans l’erreur de ces anciens biographes. Elle considère les peuples comme autant d’individus isolés. Elle en parle souvent comme si chacun d’eux était seul de son espèce dans le monde et comme si sa civilisation était un phénomène de génération spontanée. À tout le moins fait-elle effort pour réduire au minimum ce qu’il doit à ses voisins, comme si c’était une déchéance que d’appartenir à l’humanité.

N’est-il pas évident que ce point de vue, que j’appellerai, faute de mieux, le point de vue « ethnocentrique », est ce qu’il y a de plus opposé à la science ? Les sciences naturelles nous montrent ici le chemin à suivre. Leur objet, c’est toute la nature ? Pourquoi celui de l’historien n’est-il pas toute l’histoire ?

Il serait vain d’objecter qu’il est impossible à un seul homme de connaître toute l’histoire. Est-il possible à un physicien ou à un chimiste de connaître, non pas seulement toute la nature, mais même toute la physique ou toute la chimie ? Chacun d’eux est bien obligé de n’explorer qu’un coin de l’immense domaine et, comme on dit, de se spécialiser. Mais chacun d’eux aussi sait bien que sa spécialisation ne vaut qu’en fonction de l’ensemble, et que toute la science se répercute et est impliquée dans son humble labeur. Bref, son point de vue, dans toute la force du terme, est universel. Pourquoi n’en est-il pas de même de l’historien ? Pourquoi au point de vue universel préfère-t-il presque toujours le point de vue national, je dirais volontiers le point de vue local ?