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Page:Pirenne - De la méthode comparative en histoire, 1923.djvu/8

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taires et aux politiques[1]. En cela, d’ailleurs, rien d’étonnant. À toutes les époques, les princes ont prétendu la mettre au service de leur ambition ou de leurs appétits. Elle n’a fait de nos jours que ce qu’elle faisait déjà au xviie et au xviiie siècle, quand elle fournissait aux rois, à un Louis XIV, par exemple, ou à un Frédéric II, des raisons suffisantes d’attaquer leurs voisins. Mais nos États nationaux lui ont imposé une tâche bien autrement plus lourde que celle dont l’avaient chargée les États absolutistes de l’Ancien Régime. Il ne s’agissait plus pour elle d’agir sur quelques diplomates : elle devait convaincre de la justice de leur cause ces multitudes de citoyens qui votent et qui combattent. Il ne lui suffisait plus, comme jadis, d’interpréter des généalogies princières et de discuter des traités : elle devait soutenir le courage et la conviction des peuples en évoquant tout leur passé au profit de la guerre, en leur montrant dans leurs adversaires des ennemis naturels et héréditaires, en les dépeignant depuis les temps les plus reculés comme s’ils avaient toujours été aux prises, comme si la grandeur des uns entraînait nécessairement l’asservissement des autres, comme si, enfin, leur civilisation leur appartenait en propre, était la manifestation exclusive de leur génie, la création originale de leur esprit, et comme si son existence même était l’enjeu de la lutte.

Cette exaspération ne s’explique pas seulement par l’enthousiasme ou l’angoisse patriotiques. Il faut aussi en chercher la cause dans une théorie singulièrement propre à l’exciter en la justifiant, je veux dire dans la théorie des races. Ne donnait-elle pas, en effet, une base scientifique aux outrances du nationalisme ? Ne trouvait-elle pas, dans la différenciation physique, l’origine de la différenciation morale et intellectuelle ? Ne fournissait-elle

  1. Je n’ai pas besoin de faire observer que je ne parle qu’en général. Il y a eu d’admirables exceptions. Ici comme plus loin, je ne cherche à caractériser que la tendance dominante de l’histoire pendant la guerre. Je suis d’ailleurs très convaincu que les déformations qu’elle a subies ne sont que des réflexes inconscients provoqués par l’excitation sentimentale. Quand je parle du manque d’impartialité, je n’entends nullement parler d’un manque d’impartialité voulu. Certaines personne se sont, il est vrai, rendues coupables d’une altération intentionnelle de la vérité, mais ces personnes ne méritent à aucun égard le nom d’historiens, il n’en est pas question ici.