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féodalité et de système féodal, que les rapports juridiques naissant du fief ou du lien vassalique[1], et c’est un abus de langage que d’élargir leur sens jusqu’à y faire entrer tout un ordre politique dans lequel l’élément féodal n’est à tout prendre que secondaire et, si l’on peut ainsi dire, plus formel que substantiel. Conservons l’usage adopté mais faisons observer que ce dont il est question avant tout, dans le système dit féodal, c’est de la désagrégation de l’État.

Tout poussait à cette désagrégation depuis que l’impossibilité matérielle s’était démontrée, dès l’établissement des royaumes fondés par l’invasion germanique, de continuer l’État romain. Elle était en train de se faire à la fin de la période mérovingienne quand la royauté, sur laquelle tout reposait reçut momentanément un renouveau d’influence et par les grandes conquêtes et par son alliance avec la papauté. Mais ces conquêtes, et cette influence n’avaient pu que retarder momentanément la désagrégation commencée, car les causes de celle-ci étaient impliquées dans l’ordre social lui-même. Le roi seul pouvait maintenir l’organisation politique. Théoriquement l’État était un État monarchique et administratif mais on a vu combien, même sous Charlemagne, il était faible. C’est que sa constitution politique ne répondait pas à sa nature économique. Depuis que le commerce et les villes ont disparu l’on est entré dans une période où les grands domaines absorbent à la fois les terres et les hommes et mettent les revenus de la première et les bras des seconds à la disposition d’une classe de magnats. Ceux-ci sont d’autant plus indépendants que leur existence économique n’est soumise à aucune perturbation, toute la production domaniale, en effet, ne sert qu’à l’entretien du domaine. Ils n’ont donc rien à attendre ni rien à craindre de l’État. Le sort de la royauté s’en trouve décidé. Tôt ou tard, suivant que l’évolution sociale est plus ou moins avancée, elle est condamnée à laisser ses droits et ses prérogatives passer à ces « puissants » qui sont maintenant à peu près ses seuls sujets, puisqu’ils s’intercalent entre elle et le peuple, et qu’elle est obligée de gouverner par eux. De plus en plus, son seul pouvoir effectif est celui qu’elle tire de ses propres domaines. Là où elle est réduite à l’exercice

  1. Les anciens feudistes, jusqu’à la fin du xviiie siècle, ne s’y sont pas trompés. C’est un brocart admis par eux tous que « fief et justice n’ont rien de commun ensemble ». En réalité, le droit féodal est un droit spécial, comme le droit commercial.