Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/243

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qui alors s’emparent de la ville (12 avril 1204). Le 16 mai, Baudouin, qui a amené le plus de soldats, est élu empereur et couronné par un légat du pape. La politique d’Innocent III se retourne subitement. Son confident, le Vénitien Thomas Morosini est fait patriarche de Constantinople. Pourtant ce n’est pas l’Église qui devait retirer le profit de l’expédition, mais surtout Venise qui fonda, dans les anciennes provinces byzantines, un magnifique empire colonial.

Quant à l’Empire latin, création improvisée née des ambitions commerciales de Venise, des querelles dynastiques byzantines et de la fougue des chevaliers occidentaux, quel avenir peut-il avoir ? Quand on pense aux conséquences qu’a eue, et qu’a encore, la prise de Constantinople par les Turcs deux siècles et demi plus tard, on mesure du regard la perspective qu’avait devant elle une Constantinople latine au commencement du xiiie siècle. Mais rien ne s’improvise en histoire et on peut voir ici combien il est faux que de petites causes entraînent de grands effets. Les événements restèrent petits et aussi leurs résultats. Les Occidentaux pouvaient bien par un coup de main entrer à Constantinople, ils ne pouvaient pas la garder. Pour conserver et tenir une ville pareille, contre la volonté de son peuple, il aurait fallu des ressources en hommes et en argent dont l’Europe d’alors ne disposait pas. Il aurait fallu posséder et tenir la Thrace et l’Asie Mineure. Quel État était capable d’un tel effort ? Il aurait fallu des armées permanentes, un afflux de population nouvelle. Constantinople ne pouvait être prise et gardée que par un peuple guerrier et barbare comme les Turcs, encore à la période des invasions, ou par une civilisation qui eut été au point de vue militaire et administratif ce que devaient être les grands États des Temps Modernes. Tel qu’il fut, l’événement de 1204 fut une simple échauffourée. Il suffit de lire Villehardouin pour se rendre compte que les vainqueurs ne se doutaient point des conséquences énormes qu’eût pu avoir la prise de Constantinople. Ils firent ce qu’ils pouvaient faire : créèrent un empereur, constituèrent sur les côtes des fiefs, des principautés et des colonies, et ce fut tout. Dès 1205, Baudouin tombait aux mains de Bulgares. Son frère Henri (1206-1216) eut un règne somme toute glorieux malgré d’immenses difficultés ; il est vrai que les Grecs de Nicée avaient eux-mêmes fort à faire avec les Seldjoucides et différents concurrents grecs. Puis, l’Empire latin devient lamentable : Pierre de Courtenay (1217-1219) vend ses biens en France pour se maintenir. Robert, son fils, ne parvient pas à repousser les Grecs et est