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les consacra tout entières à des fins plus utiles et plus pratiques. Achever le royaume à l’intérieur en y annexant la Flandre et la Guyenne, et continuer énergiquement à l’est et au nord à le dilater au détriment de l’Empire, tel paraît bien avoir été le double but de sa politique. En cela Philippe le Bel continue la tradition de ses devanciers. Ce qui le distingue d’eux, c’est la méthode qu’il emploie. Jusqu’à lui, les rois gouvernent au milieu de leur cour, et tous les membres de leur entourage habituel sont dans la confidence de leurs affaires. Il n’en va plus de même sous Philippe le Bel. Avec lui, des allures secrètes se substituent à l’ancienne familiarité du palais ; il se cache, pour ainsi dire, derrière les ministres qu’il emploie, se dissimule à ce point qu’on s’est demandé avec quelque naïveté si sa politique n’avait pas été tout simplement celle de ses agents et s’il ne s’était pas borné à les laisser faire. On peut se poser cette question à propos de tous les souverains modernes qui n’ont pas été des hommes de génie, et le fait qu’elle occupe les historiens de Philippe le Bel, est la meilleure preuve des nouveautés qui s’introduisent avec lui dans l’exercice du pouvoir monarchique. Le roi est désormais si fort, si sûr d’être obéi, qu’il peut se permettre de confier les plus grandes affaires à des hommes de naissance obscure, sortis de la bourgeoisie ou de la petite noblesse, mais que recommandent leur science de juristes ou leurs connaissances pratiques, en même temps que la médiocrité de leur fortune et l’espoir de l’augmenter en servant le prince garantissent leur dévouement. Sans doute, avant Philippe le Bel, quelques-uns de ces hommes nouveaux s’étaient déjà glissés dans les conseils de la couronne. Sous Philippe le Hardi, Pierre de la Brosse, devenu de simple médecin du roi son conseiller intime, avait fait scandale et finalement achevé par la potence une carrière trop brillante aux yeux de la cour. Mais ce qui n’était encore qu’une exception, devient maintenant la règle. Tous les hommes qui ont été appelés au gouvernement, chargés de missions diplomatiques ou employés au maniement des finances par Philippe le Bel, sont de simples « clercs de loi », comme Pierre Flote, Enguerrand de Marigny, Guillaume de Nogaret, ou des banquiers siennois comme les deux frères Guidi (Guy). Avec eux apparaît un personnel politique complètement distinct de la cour, ne délibérant qu’avec le roi seul, possédant seul sa confiance et seuls initiés à ses desseins. Ils sont dans la main de leur maître de simples instruments qu’il peut briser quand il le voudra. Ils savent qu’ils sont entourés de haines féroces et que le moment de leur chute pourrait bien être