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le second, il est inévitable qu’il fasse naître, dès le premier jour, des mécontentements redoutables.

À quelque point de vue qu’on l’envisage, l’organisation administrative de l’Empire manque donc des caractères essentiels de toute administration d’État : la subordination et la discipline. Comparée à celle de l’Église, où la hiérarchie fixe à chacun son rôle et sa responsabilité, elle paraît plongée dans une anarchie grossière. L’institution des missi dominici a eu évidemment pour but de la perfectionner par le contrôle. L’initiative personnelle de Charlemagne et sa tendance à améliorer les institutions laïques en s’inspirant de l’exemple de l’Église apparaît ici en pleine lumière. De même que l’Église était divisée en archevêchés, comprenant chacun un certain nombre de diocèses, il a réparti l’Empire en vastes circonscriptions (missatica) enfermant chacune plusieurs comtés. Dans chacune de ces circonscriptions, deux envoyés impériaux (missi dominici), un ecclésiastique et un laïque, sont chargés de surveiller les fonctionnaires, de noter les abus, d’interroger le peuple et de faire chaque année rapport sur leur mission. Rien de mieux, rien de plus utile, rien de plus salutaire qu’une telle institution, pourvu toutefois qu’elle ait une sanction. Or, en fait, elle n’en a aucune, puisque les soi-disant fonctionnaires, on l’a vu, sont pratiquement inamovibles. On ne découvre nulle part que les missi dominici aient réussi à redresser les défauts qu’ils ont dû partout noter en quantité ; la réalité a été plus forte que la bonne volonté de l’empereur.

La création des missi suffit à prouver que Charlemagne, sous l’influence sans doute de ses conseillers ecclésiastiques, se rendait nettement compte de l’imperfection de ses moyens de gouvernement. Son idéal eût été, mais il n’eut pas la puissance de le réaliser, de les réformer sur le modèle de l’administration de l’Église. On peut dire que l’esprit qui l’anime est tout romain. C’est une illusion énorme de voir en lui, comme on l’a fait souvent, l’adepte de je ne sais quel germanisme indéfinissable et dont on cherche vainement les traces dans son œuvre. La légende a vu ici plus juste que de nombreux historiens. Dans les souvenirs populaires de l’Allemagne, Charles est resté le législateur par excellence, le vainqueur de la barbarie, le fondateur de l’ordre social. Pour les peuples païens ou à demi-païens, il a été tout cela en effet, mais il l’a été par son gouvernement ecclésiastique. L’établissement définitif de l’Église de Germanie et la subordination du peuple