Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 74 —

à ses dogmes et à sa morale est à ce point son œuvre personnelle, qu’il apparaît dans la tradition comme un personnage presque sacré. C’est d’elle sans doute que s’inspirait l’imagination d’Albert Durer, lorsqu’il lui donna cette étrange et majestueuse apparence qui fait plutôt penser à un pape laïque qu’à un empereur. L’alliance intime de l’État avec l’Église, l’identification de la société politique avec la société chrétienne, et sa conséquence nécessaire, la religion d’État, voilà l’essentiel de l’œuvre carolingienne, ce qui en a survécu et ce qui, durant des siècles, a déterminé le développement de la société européenne.

II. — Le Pape et l’Empereur

La mort de Charles (28 janvier 814) ne provoqua pas la moindre crise. En 813 il avait fait prendre, par cinq synodes provinciaux, une série de dispositions concernant l’organisation de l’Empire. Elles avaient été ratifiées, la même année, par une Assemblée générale convoquée à Aix-la-Chapelle, au cours de laquelle il avait pris la précaution de poser lui-même la couronne impériale sur la tête de Louis, l’unique survivant de ses fils. Sa succession s’accomplit au milieu de l’adhésion générale. L’Empire jouissait d’une paix profonde : rien à l’extérieur ne trahissait le déchaînement prochain des troubles au milieu desquels il allait s’effondrer. L’idéal essentiellement ecclésiastique que Charles se formait du pouvoir impérial, se marque dans l’éducation qu’il fit donner à son fils. Elle fut toute latine et cléricale, et c’est à juste titre que le second empereur carolingien porte dans la tradition le surnom de « Pieux ». Mais sa piété, si l’on peut ainsi dire, fut avant tout une piété politique. Elle se confond avec une conception du pouvoir laïque qui lui donne pour raison d’être le maintien et la protection de l’Église. Ce que Charles, devenu empereur sur le tard, a conservé jusqu’au bout de son indépendance de souverain et de son caractère primitif de roi des Francs, disparaît chez son fils. Louis, dès son avènement, renonce à s’intituler encore roi des Francs et des Lombards ; le seul titre qu’il porte est celui d’empereur, indiquant par là que son autorité est aussi universelle que celle du pape et s’étend comme elle à tous les chrétiens. Et c’est bien à cela que devait aboutir l’orientation de la politique carolingienne depuis le couronnement de l’an 800. Entre Charles et Louis il n’y a pas la moindre opposition de tendances, s’il y a une différence