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éternel. La crainte de la vie future tourmentait leur conscience. Sur leur lit de mort, nombreux étaient ceux qui par testament fondaient des établissements charitables ou affectaient une partie de leurs biens à rembourser des sommes injustement acquises. La fin édifiante de Godric témoigne du conflit qui a dû se livrer bien souvent dans leurs âmes entre les séductions irrésistibles de la richesse et les prescriptions austères de la morale religieuse que leur profession les obligeait de violer sans cesse tout en la vénérant[1].

La condition juridique des marchands acheva de leur faire, dans cette société qu’ils étonnaient à tant de titres, une place tout à fait singulière. Par suite même de la vie errante qu’ils menaient, ils apparaissaient partout en étrangers. Personne ne connaissait l’origine de ces éternels voyageurs. Certainement la plupart d’entre eux étaient nés de parents non libres qu’ils avaient quittés de bonne heure pour se lancer dans les aventures. Mais la servitude ne se préjuge pas : il faut qu’elle se démontre. Le droit traite nécessairement en homme libre celui auquel il ne peut assigner un maître. Il arriva donc qu’il fallut considérer les marchands, dont la plupart sans doute étaient fils de serfs, comme s’ils avaient toujours joui de la liberté. En se déracinant du sol natal, ils s’affranchirent en fait. Au milieu d’une organisation

  1. Un exemple de la conversion d’un marchand tout à fait analogue à celui de Godric nous est fourni à la même époque par la Vita Theogeri. Mon. Germ. Hist. Script., t. XII, p. 457. Voir aussi dans les Gestes des évêques de Cambrai, éd. Ch. De Smedt (Paris, 1880), l’histoire du marchand Werimbold qui, après avoir édifié une fortune considérable, renonce à ses biens et finit en ascète.