Page:Pirenne - Un contraste économique, Mérovingiens et Carolingiens, 1923.djvu/2

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dépouille en outre l’établissement des barbares germaniques dans l’Empire romain de cette influence primordiale que l’on a coutume de lui assigner. Si grande qu’elle ait pu être – et elle a été incontestablement très grande – elle n’a pas été cependant jusqu’à bouleverser les bases de la civilisation européenne au point que l’on puisse dater d’après elle une ère nouvelle[1].

Je désirerais apporter, dans les pages suivantes, une confirmation aux idées qu’il n’a été possible d’exposer dans mon article que sous une forme très sommaire. L’intérêt que celui-ci a provoqué ainsi que les objections dont plusieurs savants ont bien voulu me faire part, m’ont engagé à soumettre ma conception d’ensemble à un examen critique et, pour ainsi dire, à l’épreuve de l’expérience. Si elle est exacte, il faut qu’entre la période mérovingienne, antérieure à l’irruption de l’Islam dans la mer tyrrhénienne, et la période carolingienne, qui débute au moment même de cette irruption, on constate des différences que l’on ne puisse expliquer que par cet événement. De telles différences existent-elles ? Je suis persuadé que oui, et je vais chercher à le montrer. Toutefois, n’ayant point le temps en ce moment de traiter la question dans son ensemble, je me bornerai à ne l’envisager que dans ses éléments les plus simples, mais d’ailleurs les plus probants, en la restreignant à l’étude du mouvement économique.

  1. L’ouvrage récent de M. A. Dopsch, Wirtschaftliche und Soziale Grundlagen der eurpäischen Kuluturentwickelung (2 vol., Vienne, 1918-1920) aboutit, par une autre voie que celle que j’ai suivie, au même résultat. Il se refuse à admettre une tiefgreifende Kulturzäsur à partir des invasions germaniques. D’après lui, les Germains qui envahirent l’Empire était beaucoup moins barbares qu’on ne le suppose et tous leurs efforts consistèrent à maintenir la civilisation romaine. Il y a certainement beaucoup de vrai dans cette manière de voir. Elle me paraît pourtant fort exagérée. Elle n’explique pas d’ailleurs comment il se fait qu’à partir du milieu du viiie siècle, se place justement la Zäsur que M. Dopsch refuse d’admettre au ve. Je sais bien que M. D. me répondrait que cette Zäsur n’existe pas et qu’il faut prendre la période franque de Clovis aux successeurs de Charlemagne comme un bloc. Pour lui, ainsi qu’il l’a exposé dans un précédent ouvrage (Die Wirtschaftsenwickelung der Karolingerzeit, 1912), l’économie carolingienne n’est que la continuation de l’économie mérovingienne. On verra plus loin pourquoi il me paraît impossible d’admettre cette thèse.