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ION

qui l’écoutent[1]. Pour expliquer le cas d’Ion, Socrate est donc remonté aux poètes, et c’est à eux qu’il s’arrête en développant la célèbre comparaison avec la pierre magnétique. Les bons poètes ne peuvent créer que sous le coup d’une possession divine, et quand le délire sacré leur a ôté la raison. Si leurs compositions étaient l’effet de l’art, ils sauraient aborder avec le même succès tous les genres. Or ils ne réussissent qu’en un seul, celui où ils sont poussés par la Muse. Et aux plus médiocres, comme Tynnichos de Ghalcis, le dieu se plaît à inspirer parfois des œuvres incomparables.

Ainsi la τέχνη, c’est-à-dire la possession d’un ensemble de règles reposant sur une connaissance scientifique (ἐπιστήμη), est refusée aux poètes. Ce que Socrate leur attribue, c’est un don divin (θεία μοῖρα, 534 b-c), une sorte d’enthousiasme et de délire qu’ils tiennent du dieu et qui les met en branle. Ce mystérieux privilège, la divinité le leur accorde à sa guise ; non seulement ils n’en sont pas maîtres, mais ils n’en ont point conscience ; bien plus, il suppose une perte momentanée de la faculté raisonnante.


Platon et la poésie.

L’auteur du dialogue n’a pas inventé cette conception de la poésie[2]. L’idée que le poète n’est que le porte-parole de la Muse apparaît aux premiers vers de l’Iliade et de l’Odyssée. On la retrouve chez Hésiode et chez Pindare. Parmi les philosophes, autant qu’on en peut juger, Démocrite est le premier qui l’ait admise. Mais Platon l’a reprise pour l’approfondir et en tirer hardiment les conséquences qu’elle lui semblait impliquer. Il est impossible de ne pas voir dans l’Ion l’illustration d’un

  1. Du dieu, figuré par l’aimant, dépend le poète (premier anneau) ; du poète, le rhapsode (second anneau). F. Stählin (o. l., p. 31) compare à cette hiérarchie celle que la République (596 sq.) établit entre l’Idée, l’objet sensible, et l’imitateur. De même que le peintre (ou le poète), c’est-à-dire l’imitateur, est éloigné de trois degrés de la nature et de la réalité (Rép., 597 e), les rhapsodes, « interprètes d’interprètes » (Ion 535 a), sont, de trois degrés, éloignés du divin. Il n’y a d’ailleurs point à en conclure que la théorie des Idées soit déjà en germe dans l’Ion.
  2. Sur les vues de Platon touchant la poésie, voir F. Stählin, o. l. ; W. Chase Greene, Plato’s view of poetry (Harvard Studies, I, 29, 1918) ; G. Colin, Platon et la poésie (REG, 1918, p. 1 et suiv.).