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La République (trad. Chambry)/Livre X

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La République, livres VIII-X
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (p. 166-248).


LIVRE X



595Retour à la poésie.

I  Je vois, repris-je, bien des raisons de croire que la cité que nous venons de fonder est la meilleure possible ; mais c’est surtout en songeant à notre règlement sur la poésie que j’ose l’affirmer.

Quel règlement ?

De n’admettre en aucun cas cette partie de la poésie qui consiste dans l’imitation[1]. La nécessité de la rejeter absolument se montre, bje crois, avec plus d’évidence encore depuis que nous avons distingué et séparé les différentes facultés de l’âme.

Comment cela ?

Je peux vous le dire à vous ; car vous n’irez pas me dénoncer aux poètes tragiques et aux autres auteurs qui pratiquent l’imitation. Il me semble que toutes les œuvres de ce genre causent la ruine de l’âme de ceux qui les entendent, s’ils n’ont pas l’antidote, c’est-à-dire la connaissance de ce qu’elles sont réellement.

Quelle est, demanda-t-il, la raison qui te fait parler de la sorte ?

Il faut que je vous la dise, répondis-je, bien qu’une certaine tendresse et un certain respect que j’ai dès l’enfance pour Homère s’oppose à cet aveu ; ccar il semble bien avoir été le premier maître et le guide de tous ces beaux poètes tragiques ; mais on doit plus d’égards à la vérité qu’à un homme, et, comme je l’ai dit, c’est un devoir de parler.

Certainement, dit-il.

Écoute donc, ou plutôt réponds.

Questionne.


L’imitation.

Pourrais-tu me dire ce qu’est l’imitation en général ; car je ne conçois pas bien moi-même quel est son but.

Et tu penses, s’écria-t-il, que je le concevrai, moi !

Il n’y aurait là rien d’étrange, dis-je ; il arrive souvent que des gens qui ont la vue basse aperçoivent les choses 596avant ceux qui ont la vue perçante.

C’est vrai, dit-il ; mais en ta présence je n’aurais jamais la hardiesse de parler, lors même que mon idée me paraîtrait évidente ; vois toi-même.

Eh bien, veux-tu que nous partions de ce point-ci dans notre recherche, suivant notre méthode habituelle ? Nous avons en effet l’habitude d’admettre une certaine idée, une seule, qui embrasse chaque groupe des objets multiples auxquels nous donnons le même nom. Ne comprends-tu pas ?

Je comprends.


Les trois sortes
de lit.

Prenons donc encore une fois n’importe lequel de ces nombreux objets, par exemple, si tu veux, celui-ci : bil y a bien des lits et bien des tables.

En effet.

Mais tous ces meubles se ramènent à deux idées seulement, une idée de lit et une idée de table.

Oui.

N’avons-nous pas aussi coutume de dire que l’ouvrier qui fabrique l’un et l’autre de ces meubles fixe les yeux sur l’idée pour faire d’après elle, l’un, les lits, l’autre, les tables dont nous nous servons, cet ainsi des autres objets ; car pour l’idée elle-même, il n’est aucun ouvrier qui la façonne ; comment le pourrait-il ?

Il n’en a aucun moyen.

Mais vois maintenant quel nom tu donnes à l’ouvrier que je vais dire.

Quel ouvrier ?

Celui qui fait tous les objets que les divers ouvriers font chacun dans leur genre.

Tu parles là d’un homme habile et admirable.

Attends, tu vas bientôt le déclarer plus admirable encore.

Car ce même artisan n’a pas seulement le talent de faire tous les meubles, il fait encore toutes les plantes, et il façonne tous les êtres vivants et lui-même ; ce n’est pas tout, il fait la terre, le ciel, les dieux, tout ce qui existe dans le ciel et tout ce qui existe sous la terre chez Hadès[2].

dTu parles, dit-il, d’un artiste tout à fait admirable.

Tu doutes de ce que je dis ? demandai-je. Mais, réponds-moi, crois-tu qu’il n’y ait aucun ouvrier semblable ? ou seulement qu’on puisse créer tout cela d’une certaine façon, et d’une autre façon que ce soit impossible ? Ne vois-tu pas que toi-même tu pourrais créer tout cela d’une certaine façon ?

Et quelle est cette façon, demanda-t-il.

Elle n’est pas difficile, répondis-je, et elle se pratique diversement et rapidement, très rapidement même, si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés ; en moins de rien tu feras le soleil eet les astres du ciel, en moins de rien, la terre, en moins de rien toi-même et les autres animaux et les meubles et les plantes et tous les objets dont on parlait tout à l’heure.

Oui, dit-il, des objets apparents, mais sans aucune réalité.

Bien, dis-je, tu tombes juste dans mon idée ; car parmi ces artisans, je pense, il faut compter aussi le peintre, n’est-ce pas ?

Sans doute.

Mais tu vas me dire, je pense, que ce qu’il fait n’a pas de réalité, et pourtant d’une certaine façon le peintre aussi fait un lit, n’est-ce pas ?

Oui, dit-il, un lit apparent, lui aussi.


597II  Et le menuisier, ne disais-tu pas tout à l’heure qu’il ne fait pas l’idée qui est, selon nous, l’essence du lit, mais un lit particulier ?

Je l’ai dit en effet.

Donc, s’il ne fait pas l’essence du lit, il ne fait pas le lit réel, mais quelque chose qui ressemble au lit réel sans l’être, et si quelqu’un soutenait que l’ouvrage du menuisier ou de quelque autre artisan est une réalité complète, il risquerait de se tromper.

Ce serait du moins, dit-il, le sentiment de ceux qui s’occupent de pareilles questions.

Il ne faut donc pas nous étonner si cet ouvrage est une chose obscure en comparaison de la vérité.

bNon, en effet.

Veux-tu maintenant, continuai-je, qu’en prenant ces ouvrages pour exemples nous recherchions en quoi consiste cette imitation ?

J’y consens, dit-il.

Ces lits ne se présentent-ils pas sous trois formes ? l’une qui est la forme naturelle et dont nous pouvons dire, je crois, que Dieu est l’auteur, autrement qui serait-ce ?

Ce ne peut être que lui, à mon avis.

Puis une deuxième, celle du menuisier.

Oui, dit-il.

Et une troisième, celle du peintre, n’est-ce pas ?

Soit.

Ainsi peintre, menuisier. Dieu, ils sont trois qui président à trois espèces de lit.

Oui, trois.

cÀ l’égard de Dieu, soit qu’il ne l’ait pas voulu, soit que c’ait été une nécessité pour lui de ne pas faire plus d’un lit naturel, en tout cas il a fait unique ce lit qui est le lit essentiel ; mais deux lits de cette nature ou davantage, c’est ce que Dieu n’a pas produit, c’est ce qu’il ne produira point[3].

Pourquoi ? demanda-t-il.

Parce que, répondis-je, s’il en faisait seulement deux, il en apparaîtrait un troisième, dont ces deux-là réaliseraient l’idée, et celui-là serait le lit essentiel, non les deux autres.

C’est juste, dit-il.

dDieu savait cela, je pense ; aussi voulant être réellement le créateur d’un lit réel, et non le fabricant particulier de tel ou tel lit, il a créé unique le lit essentiel.

C’est ce qui semble.

Veux-tu dès lors que nous donnions à Dieu le nom de créateur de cet objet ou quelque autre nom semblable ?

Il le mérite, dit-il, puisqu’il l’a créé originellement aussi bien que tout le reste.

Et le menuisier, ne l’appellerons-nous pas l’ouvrier du lit ?

Si.

Et le peintre, dirons-nous que lui aussi est l’ouvrier et le producteur de cet objet ?

Nullement.

Alors qu’est-il, selon toi, par rapport au lit ?


L’imitation,
éloignée
de la nature
de trois degrés.

eLe nom, répondit-il, qui me paraît le mieux lui convenir est celui d’imitateur de la chose dont ceux-là sont les ouvriers.

Bien, dis-je. Alors tu appelles imitateur l’auteur d’un produit éloigné de la nature de trois degrés ?

Justement, dit-il.

C’est ce que sera donc aussi le poète tragique, puisqu’il est imitateur : il sera naturellement de trois rangs après le roi et la vérité, et tous les autres imitateurs aussi ?

Il y a apparence.

Nous voilà maintenant d’accord sur l’imitateur, mais réponds encore à cette question : 598ce que le peintre se propose d’imiter, est-ce, à ton avis, cet objet unique même qui est dans la nature ou sont-ce les ouvrages des artisans ?

Ce sont les ouvrages des artisans, dit-il.

Tels qu’ils sont, ou tels qu’ils paraissent ? Précise encore ce point.

Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

Ceci : si tu regardes un lit obliquement ou de face ou de toute autre façon, est-il différent de lui-même, ou bien, sans être différent, paraît-il être différent ? J’en dis autant de toute autre chose.

C’est la deuxième alternative qui est exacte, dit-il : il paraît être différent, mais ne l’est en rien.

bMaintenant considère ceci. Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît tel qu’il paraît ; est-ce l’imitation de l’apparence ou de la réalité ?

De l’apparence, dit-il.

L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s’il peut tout exécuter, c’est, semble-t-il, qu’il ne touche qu’une petite partie de chaque chose, et cette partie n’est qu’un fantôme. Nous pouvons dire par exemple que le peintre nous peindra un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans connaître le métier d’aucun d’eux ; cil n’en fera pas moins, s’il est bon peintre, illusion aux enfants et aux ignorants, en peignant un charpentier et en le montrant de loin, parce qu’il lui aura donné l’apparence d’un charpentier véritable[4].

Assurément.

Mais voici, mon ami, ce qu’il faut, selon moi, penser de tout cela : quand quelqu’un vient nous dire qu’il a rencontré un homme au courant de tous les métiers et qui connaît mieux tous les détails de chaque art dque n’importe quel spécialiste, il faut lui répondre qu’il est naïf et qu’il est tombé sans doute sur un charlatan ou un imitateur qui lui a jeté de la poudre aux yeux, et que, s’il l’a pris pour un savant universel, c’est qu’il n’est pas capable de distinguer la science, l’ignorance et l’imitation.

Rien de plus vrai, dit-il.


L’imitateur n’a pas
la connaissance
des arts dont
il parle.

III  Nous avons donc maintenant, repris-je, à considérer la tragédie et Homère qui en est le père. Certaines gens prétendent que les poètes tragiques econnaissent tous les arts, toutes les choses humaines qui se rapportent à la vertu et au vice, et même les choses divines, parce qu’il faut qu’un bon poète, pour bien traiter les sujets qu’il met en œuvre, les connaisse d’abord, sous peine d’échouer dans son effort. Il nous faut donc examiner si ces gens, étant tombés sur des artistes qui ne sont que des imitateurs, 599ne se sont pas laissé tromper, et si, en voyant leurs œuvres, il ne leur a pas échappé qu’elles sont éloignées du réel de trois degrés, et que, sans connaître la vérité, on peut les réussir aisément, car ces poètes ne créent que des fantômes et non des choses réelles ; ou s’il y a quelque chose de solide dans ce que disent ces mêmes gens, et si en effet les bons poètes connaissent les choses sur lesquelles le commun des hommes juge qu’ils ont bien parlé.

C’est un examen qu’il faut faire certainement, dit-il.

Crois-tu que, si un homme était capable de réaliser les deux choses, et l’objet à imiter et l’image, il s’appliquerait sérieusement à confectionner des images, et en ferait le principal sujet de gloire de sa vie, comme s’il n’avait en lui rien de mieux ?

bNon, pour ma part.

Mais s’il était réellement versé dans la connaissance des choses qu’il imite, je pense qu’il s’appliquerait beaucoup plus volontiers à créer qu’à imiter, qu’il essaierait de laisser après lui, comme autant de monuments, un grand nombre de beaux ouvrages, et qu’il aimerait mieux être l’objet que l’auteur d’un éloge[5].

Je le crois, dit-il ; car l’honneur et l’utilité seraient bien supérieurs.


Ignorance
d’Homère.

Maintenant nous ne demanderons pas compte à Homère ni à tout autre poète de mille choses dont ils ont parlé ; nous ne demanderons pas si ctel d’entre eux a été un habile médecin, et non un simple imitateur du langage des médecins, quels malades un poète ancien ou moderne passe pour avoir guéris, comme l’a fait Asclépios, ou quels disciples savants en médecine il a laissés après lui, comme celui-ci a laissé ses descendants. Ne les interrogeons pas non plus sur les autres arts : faisons-leur en grâce. Mais pour les sujets les plus importants et les plus beaux dont Homère s’est mêlé de parler, tels que la guerre, le commandement des armées, l’administration des États, l’éducation de l’homme, dil est peut-être juste de l’interroger et de lui dire : « Cher Homère, s’il est vrai qu’en ce qui regarde la vertu tu ne sois pas éloigné de trois degrés de la vérité, et que tu ne sois pas le simple ouvrier d’images que nous avons dénommé imitateur ; si tu t’élèves jusqu’au second degré et si tu fus jamais capable de connaître quelles institutions rendent les hommes meilleurs ou pires dans la vie privée et dans la vie publique, dis-nous quel État te doit la réforme de son gouvernement, comme Lacédémone en est redevable à Lycurgue et beaucoup d’États grands et petits à beaucoup d’autres. eQuel État reconnaît que tu as été un bon législateur et que tu lui as fait du bien ? L’Italie et la Sicile ont eu Charondas[6], et nous, Solon ; mais toi, dans quel État as-tu légiféré ? » Pourrait-il en citer un ?

Je ne le pense pas, dit Glaucon ; les Homérides eux-mêmes n’en disent rien.

600Mais fait-on mention d’une guerre qui ait eu lieu de son temps et qu’il ait heureusement conduite par lui-même ou par ses conseils ?

D’aucune.

Mais le donne-t-on pour un homme habile dans les travaux et cite-t-on de lui mainte invention ingénieuse dans les arts ou dans tout autre domaine d’activité, comme on le fait de Thalès de Milet et d’Anacharsis le Scythe[7] ?

On n’en cite rien de tel.

Mais ce qu’il n’a point fait pour les États, l’a-t-il fait pour les particuliers ? en est-il dont il passe pour avoir dirigé lui-même l’éducation pendant sa vie, qui l’aient aimé pour ses leçons et qui aient transmis à la postérité bun plan de vie homérique, comme Pythagore qui fut extraordinairement aimé pour cela, et dont les sectateurs suivent encore aujourd’hui un régime de vie qu’ils appellent pythagorique, régime qui les distingue de tous les autres hommes ?

On ne rapporte non plus, dit-il, aucun souvenir de ce genre ; car Créophyle[8], le disciple d’Homère, Socrate, est moins ridicule peut-être pour son nom que pour son éducation, s’il en faut croire ce qu’on dit sur Homère. On dit en effet qu’il fut étrangement cnégligé de son vivant par ce personnage.


IV  C’est en effet ce qu’on rapporte, dis-je. Mais crois-tu, Glaucon, que, si Homère eût été réellement capable d’instruire les hommes et de les rendre meilleurs, comme un homme qui peut parler de ces matières en connaisseur, et non en simple imitateur, crois-tu qu’il ne se serait pas fait de nombreux disciples qui l’auraient honoré et chéri ? Quoi ! Protagoras d’Abdère, Prodicos de Céos et tant d’autres peuvent en des entretiens privés persuader à leurs contemporains qu’ils ne seront pas dcapables d’administrer une maison ou un État, s’ils ne se mettent sous leur direction pour s’en instruire, et on les aime si vivement pour leur talent que c’est à peine si leurs disciples ne les portent pas en triomphe sur leur tête ; et les contemporains d’Homère et d’Hésiode, s’il est vrai que ces poètes étaient capables d’aider les hommes à être vertueux, les auraient laissés aller de ville en ville réciter leurs vers ! ils n’auraient pas sacrifié leur fortune au plaisir de se les attacher ! ils ne les auraient pas forcés de se fixer auprès d’eux edans leur pays, et, s’ils n’avaient pu les retenir, ils ne les auraient pas suivis eux-mêmes partout où ils allaient, jusqu’à ce qu’ils eussent assez profité de leurs leçons !

Ce que tu dis là, Socrate, me paraît être la vérité même.

Tenons donc pour assuré que tous les poètes, à commencer par Homère, soit que leurs fictions aient pour objet la vertu ou toute autre chose, ne sont que des imitateurs d’images et qu’ils n’atteignent pas 601la vérité, et c’est ainsi qu’un peintre, comme nous le disions tout à l’heure, fera sans rien entendre lui-même à la cordonnerie, un cordonnier qui paraîtra véritable à ceux qui n’y entendent pas plus que lui, et qui en jugent d’après les couleurs et les attitudes.

C’est exact.

Nous dirons de même, je pense, que le poète, au moyen de mots et de phrases, revêt chaque art des couleurs qui lui conviennent, sans qu’il s’entende à autre chose qu’à l’imitation, si bien que les gens comme lui qui ne jugent que sur les mots, quand ils l’entendent parler, avec les prestiges de la mesure, du rythme bet de l’harmonie, soit de la cordonnerie, soit de la conduite des armées, soit de tout autre sujet, estiment qu’il parle très pertinemment, tant ces ornements ont en eux-mêmes de charme naturel ; car si l’on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de la poésie et qu’on les récite réduits à eux-mêmes, tu sais, je pense, quelle figure ils font ; tu l’as sans doute remarqué[9].

Oui, dit-il.

On peut les comparer, repris-je, à ces visages qui, n’ayant d’autre beauté que leur fraîcheur, cessent d’attirer les yeux, quand la fleur de la jeunesse les a quittés[10].

La comparaison est juste, dit-il.


Les trois arts
relatifs
au même objet.

Allons maintenant, considère ceci. Le créateur de fantômes, l’imitateur, disons-nous, n’entend rien à la réalité, il ne connaît cque l’apparence, n’est-ce pas ?

Oui.

Ne laissons pas la question à demi traitée : épuisons-la.

Parle, dit-il.

Le peintre, disons-nous, peindra une bride et un mors.

Oui.

Mais c’est le sellier et le forgeron qui les fabriqueront.

Assurément.

Mais celui qui sait comment doivent être faits la bride et le mors, est-ce le peintre ? est-ce même ceux qui les ont fabriqués, le sellier et le forgeron ? n’est-ce pas plutôt celui qui sait s’en servir, le seul écuyer ?

C’est très vrai.

Ne reconnaîtrons-nous pas qu’il en est de même en toutes choses ?

Comment cela ?

dIl y a trois arts qui répondent à chaque objet, l’art qui s’en sert, celui qui le fabrique, celui qui l’imite.

Oui.

Or à quoi tendent les propriétés, la beauté, la perfection d’un meuble, d’un animal, d’une action, sinon à l’usage en vue duquel chaque chose est faite, soit par l’homme, soit par la nature[11] ?

À aucune autre chose.

C’est donc une nécessité absolue que celui qui se sert d’une chose soit le plus expérimenté et qu’il vienne dire au fabricant quels effets, bons ou mauvais, produit, à l’usage, l’instrument dont il se sert. Par exemple, le joueur de flûte renseigne le fabricant sur les flûtes qui lui servent à jouer, et c’est lui qui dira comment eil faut les faire et le fabricant lui obéira.

Sans doute.

Ainsi donc celui qui sait signale les qualités et les défauts d’une flûte, et l’autre la fabrique sur la foi du premier.

Oui.

Ainsi à propos du même instrument, le fabricant aura sur sa perfection ou son imperfection une foi qui sera juste, parce qu’il est en rapport avec celui qui sait, 602et qu’il est contraint d’écouter ses avis ; mais celui qui s’en sert a la science.

C’est exact.

Mais l’imitateur apprendra-t-il par l’usage à connaître les objets qu’il peint et à distinguer s’ils sont beaux et bien faits ou non, ou en aura-t-il une opinion juste par les relations qu’il entretient forcément avec celui qui sait et par les instructions qu’il en reçoit, sur la manière de peindre les objets ?

Ni l’un ni l’autre.

Ainsi l’imitateur n’aura ni science ni opinion juste touchant la beauté ou les défauts des objets qu’il peint.

Il semble que non.

Joli imitateur qu’un artiste ainsi renseigné sur les choses qu’il traite !

Joli ! pas précisément.

bCependant il ne se fera pas faute d’imiter sans savoir par où chaque chose est bonne ou mauvaise ; mais selon toute apparence, ce qui semble beau à la foule et aux ignorants sera précisément ce qu’il imitera.

Il ne peut faire autre chose.

Voilà deux points sur lesquels nous sommes, ce semble, suffisamment d’accord ; c’est tout d’abord que l’imitateur n’a qu’une connaissance insignifiante des choses qu’il imite, et que l’imitation n’est qu’un badinage indigne de gens sérieux ; c’est ensuite que ceux qui touchent à la poésie tragique, qu’ils composent en vers ïambiques ou en vers épiques, sont imitateurs autant qu’on peut l’être.

Assurément.


Peinture et poésie,
arts d’illusion.

VcAu nom de Zeus, m’écriai-je, cette imitation n’est-elle pas une chose éloignée de trois degrés de la vérité ? L’est-elle, oui ou non ?

Oui.

D’un autre côté, sur quelle partie de l’homme exerce-t-elle le pouvoir qu’elle a[12] ?

De quoi veux-tu parler ?

De ceci. La même grandeur, selon qu’elle se présente à nos yeux de près ou de loin, ne paraît pas égale, n’est-ce pas ?

Non, en effet.

Et les mêmes objets paraissent brisés ou droits, selon qu’on les regarde dans l’eau ou hors de l’eau, concaves ou convexes suivant une autre illusion visuelle produite par les couleurs, et il est évident que tout cela jette le trouble dans notre âme. dC’est à cette infirmité de notre nature que la peinture ombrée, l’art du charlatan et cent autres inventions du même genre s’adressent et appliquent tous les prestiges de la magie.

C’est vrai.

Contre cette illusion n’a-t-on pas découvert de très beaux remèdes dans la mesure, le calcul et la pesée, de façon que ce qui prévaut en nous, ce n’est pas l’apparence variable de grandeur ou de petitesse, de quantité ou de poids, mais bien la faculté qui a compté, mesuré, pesé ?

Sans doute.

eOr on peut regarder toutes ces opérations comme étant l’œuvre de la raison qui est en notre âme.

De la raison, en effet.

Mais à cette faculté qui, après avoir mesuré, indique que certaines choses sont plus grandes ou plus petites les unes que les autres, ou égales entre elles, les mêmes choses apparaissent parfois dans le même temps contraires l’une à l’autre.

Oui.

N’avons-nous pas dit que la même faculté ne pouvait pas porter simultanément deux jugements contraires sur les mêmes choses ?

Et nous avons eu raison de le dire.

603Par conséquent, ce qui juge dans l’âme sans égard à la mesure ne saurait être la même chose que ce qui juge d’après les mesures.

Non, en effet.

Mais la faculté qui s’en rapporte à la mesure et au calcul est la meilleure partie de l’âme.

Sans contredit.

Donc ce qui s’oppose à elle est une des parties inférieures de nous-mêmes.

Nécessairement.

C’est à cet aveu que je voulais vous amener, quand je disais que la peinture et en général tout art imitatif accomplit son œuvre loin de la vérité, et que d’autre part il a commerce, bliaison et amitié avec la partie de nous-mêmes qui répugne à la sagesse, et ne vise à rien de sain ni de vrai.

C’est très exact, dit-il.

Ainsi, médiocre accouplée à médiocre, l’imitation n’engendre que du médiocre.

Il semble.

S’agit-il seulement, demandai-je, de l’imitation qui s’adresse aux yeux, ou aussi de celle qui s’adresse à l’oreille et que nous appelons poésie ?

De cette dernière aussi, naturellement, dit-il.

Maintenant, repris-je, ne nous en rapportons pas uniquement à l’analogie de la poésie avec la peinture ; pénétrons aussi jusqu’à cette partie même de l’esprit avec laquelle l’imitation poétique a commerce cet voyons si cette partie est vile ou estimable.

On ne peut s’en dispenser.

Posons la question de cette manière. La poésie imitative, disons-nous, représente les hommes dans des actions forcées ou volontaires[13], en conséquence desquelles ils se croient heureux ou malheureux et s’abandonnent en chaque occurrence à la douleur ou à la joie. Fait-elle quelque chose de plus que cela ?

Rien.

Or dans toutes ces situations l’homme est-il d’accord avec lui-même, ou bien, dcomme il était en désaccord[14] relativement à la vue et avait en lui des opinions contraires dans le même temps sur les mêmes objets, est-il aussi dans sa conduite en contradiction et en lutte avec lui-même ? Mais je me rappelle que sur ce point du moins il n’est plus besoin de nous mettre d’accord ; car nous nous sommes suffisamment entendus précédemment[15] sur toutes ces questions, et nous avons reconnu que notre âme était remplie de mille contradictions de ce genre qui s’y rencontraient en même temps.

Et nous avons eu raison, dit-il.

Oui, nous avons eu raison, appuyai-je ; mais il me paraît indispensable d’expliquer à présent ece que nous avons omis alors.

Qu’est-ce ? demanda-t-il.

Nous disions alors, repris-je, qu’un homme de caractère modéré à qui il est arrivé quelque disgrâce, comme la perte d’un fils ou de quelque autre objet très cher, porterait cette peine plus aisément que tout autre[16].

Assurément.

Eh bien maintenant examinons s’il y sera insensible, ou si, cela étant impossible, il saura modérer son chagrin.

C’est plutôt cette seconde alternative qui est la vraie, dit-il.

604Mais dis-moi encore : quand crois-tu qu’il luttera surtout et se raidira contre son chagrin ? lorsqu’il sera sous les yeux de ses semblables, ou lorsqu’il sera seul et sans témoin vis-à-vis de lui-même ?

Il prendra bien plus sur lui, dit-il, quand il sera sous les yeux des autres.

Mais quand il sera seul, il osera, je pense, proférer bien des plaintes dont il rougirait, si on l’entendait, et il fera bien des choses qu’il n’aimerait pas qu’on le vît faire.

C’est vrai, dit-il.


VI  Or ce qui lui commande de résister, n’est-ce pas la raison et la loi, bet ce qui le porte à s’affliger, n’est-ce pas la souffrance[17] même ?

C’est vrai.

Mais quand il y a dans l’homme deux poussées contraires dans le même temps à l’égard du même objet, nous disons qu’il y a nécessairement en lui deux parties.

Sans contredit.

L’une qui est disposée à obéir à la loi dans tout ce qu’elle peut prescrire.

Comment cela ?

La loi dit qu’il n’y a rien de plus beau que de conserver le plus de calme possible dans le malheur et de ne pas se révolter, parce qu’on ne sait pas ce qu’il y a de bon et de mauvais dans ces sortes d’accidents, qu’on ne gagne rien pour la suite à s’indigner, qu’aucune des choses humaines ne mérite qu’on y attache cbeaucoup d’importance[18], et que ce qui devrait venir le plus vite possible à notre secours dans ces circonstances en est empêché par le chagrin[19].

De quoi veux-tu parler ? demanda-t-il.

De la réflexion sur ce qui nous est arrivé, répondis-je. Ici, comme au jeu de dés, il faut contre les coups du sort rétablir sa position par les moyens que la raison démontre être les meilleurs, et, si l’on reçoit un coup, ne pas faire comme les enfants qui portent la main à la partie blessée et perdent le temps à crier ; il faut au contraire habituer constamment son âme à venir daussi vite que possible guérir ce qui est malade, relever ce qui est tombé et à supprimer les lamentations par l’application du remède.

C’est à coup sûr, dit-il, la meilleure conduite à tenir contre les coups de la fortune.

C’est, disons-nous, la meilleure partie de nous-mêmes qui suit ainsi la raison.

Évidemment.

Mais la partie qui nous rappelle notre malheur et nous porte aux gémissements et qui ne peut s’en rassasier, ne la qualifierons-nous pas de déraisonnable, d’indolente et de lâche ?

Nous la qualifierons ainsi.

Or ce qui se prête à des imitations multiples et variées, c’est la partie irascible[20] ; eau contraire le caractère sage et calme, toujours égal à lui-même, n’est pas facile à imiter, ni, si on l’imite, facile à concevoir, surtout pour une foule en fête et pour des gens de toute sorte assemblés dans un théâtre ; car l’état d’âme dont on leur offrirait l’imitation leur est chose inconnue[21].

605Assurément.

Il est évident d’ailleurs que le poète imitateur n’est pas naturellement porté vers ce principe rationnel de l’âme, ni propre, par son talent, à lui donner satisfaction, s’il veut gagner les suffrages de la foule, mais qu’il est fait pour le caractère passionné et varié, qui est facile à imiter.

Évidemment.

Dès lors nous avons raison de nous attaquer à lui tout de suite, et de le mettre sur la même ligne que le peintre ; car il lui ressemble en ce qu’il fait des ouvrages de peu de prix, si on les rapproche de la vérité, et il lui ressemble encore par les rapports qu’il a avec bla partie de l’âme qui est de peu de prix aussi, tandis qu’il n’en a pas avec la meilleure. Aussi voyons-nous là une première raison qui nous justifie de lui refuser l’entrée d’un État qui doit être gouverné par de bonnes lois, puisqu’il réveille cette mauvaise partie de l’âme, la nourrit, la fortifie et par là ruine la raison, ainsi qu’il arrive dans un État, lorsqu’on donne la force et le pouvoir à des méchants et qu’on fait périr les plus sages. De même nous dirons du poète imitateur qu’il implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement, en flattant la partie déraisonnable, cqui ne sait pas distinguer ce qui est plus grand de ce qui est plus petit et qui tient les mêmes choses tantôt pour grandes, tantôt pour petites ; qu’il crée des fantômes et qu’il est toujours à une distance infinie de la vérité.

Assurément.


La tragédie
et la comédie,
arts pernicieux.

VII  Ce n’est pourtant pas encore le reproche le plus grave que nous ayons à faire à la poésie ; c’est en effet le mal qu’elle peut faire même aux honnêtes gens, mal auquel bien peu échappent, qu’il faut peut-être redouter avant tout.

Assurément, s’il est vrai qu’elle produise un tel effet.

Écoute et juge. Quand les meilleurs d’entre nous entendent Homère ou quelque poète tragique dimitant un héros dans l’affliction, qui débite une longue tirade de gémissements ou qui chante son mal en se frappant la poitrine, tu sais que nous éprouvons du plaisir, que nous nous laissons aller à le suivre avec sympathie[22], et que nous admirons sérieusement le talent du poète qui nous fait sentir ainsi les émotions les plus vives[23].

Je le sais, et comment pourrais-je l’ignorer ?

Mais lorsque un deuil nous frappe nous-mêmes, as-tu remarqué aussi que nous nous piquons du contraire, je veux dire de rester calmes et patients, epersuadés que cette conduite convient à l’homme, et qu’il faut laisser aux femmes celle que nous louions tout à l’heure ?

Je l’ai remarqué, dit-il.

Mais a-t-on raison d’applaudir, demandai-je, quand on voit un homme auquel on refuserait, que dis-je ? auquel on rougirait de ressembler, et qu’au lieu d’éprouver du dégoût, on éprouve du plaisir et de l’admiration ?

Non, par Zeus, dit-il, cela ne paraît pas raisonnable.

606Non, repris-je, surtout si tu examines la chose de ce point de vue.

Duquel ?

Si tu considères que la partie de notre âme que tout à l’heure nous tâchions de contenir par force quand nous étions nous-mêmes malheureux, qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se rassasier de lamentations, parce qu’il est dans sa nature de former de tels désirs, est justement celle que les poètes satisfont et réjouissent dans ces représentations, et que la partie de nous qui est naturellement la meilleure, n’étant pas suffisamment fortifiée par la raison et l’habitude, relâche sa surveillance sur cette partie pleureuse, sous prétexte que ce sont les malheurs d’autrui qu’elle se donne en spectacle et bqu’il n’y a pas de honte pour elle d’applaudir et de compatir aux larmes qu’un autre qui se dit homme de bien répand mal à propos, qu’au contraire elle croit en tirer un profit, le plaisir, et qu’elle ne voudrait pas s’en priver en rejetant tout le poème. Il appartient en effet à peu de gens, je crois, de se rendre compte que les sentiments d’autrui passent nécessairement dans nos cœurs ; car, après avoir nourri et fortifié notre sensibilité dans les maux d’autrui, il n’est pas facile de la maîtriser dans les nôtres[24].

cRien de plus vrai, dit-il.

N’en est-il pas de même à l’égard du ridicule ? et quand tu écoutes dans une représentation théâtrale ou dans une conversation privée une bouffonnerie que tu aurais honte de faire toi-même, et que tu y prends un vif plaisir au lieu d’en réprouver la perversité, ne t’arrive-t-il pas la même chose que dans les émotions pathétiques ? Ce désir de faire rire que tu réprimais, lui aussi, par la raison, de peur de passer pour bouffon, tu lui donnes alors carrière à son tour, et, après l’avoir ainsi fortifié, tu te laisses souvent entraîner sans y penser à faire dans les conversations le métier de farceur.

C’est certain, dit-il.

dEt à l’égard de l’amour, de la colère et de toutes les passions agréables ou pénibles de l’âme, qui sont, disons-nous, inséparables de toutes nos actions, l’imitation poétique n’at-elle pas sur nous les mêmes effets ? Elle les arrose et les nourrit, alors qu’il faudrait les dessécher, elle leur donne le commandement de notre âme, alors qu’elles devraient obéir, pour que nous soyons bons et heureux, et non méchants et misérables.

Je ne saurais dire autrement que toi, dit-il.


Tenons-nous
en garde
contre Homère
et contre la poésie.

eAinsi, Glaucon, repris-je, quand tu rencontreras des admirateurs d’Homère disant que ce poète a été l’instituteur de la Grèce, et que pour l’administration et l’éducation des hommes il mérite qu’on le prenne et qu’on l’étudie, et qu’on règle selon ses préceptes toute sa conduite, 607il faudra les saluer et les baiser comme des gens du plus grand mérite possible, et leur accorder qu’Homère est le plus grand des poètes et le premier des poètes tragiques, mais se souvenir qu’en fait de poésie il ne faut admettre dans la cité que des hymnes aux dieux et des éloges des gens de bien[25]. Si au contraire tu y reçois la muse plaisante, soit épique, soit lyrique, le plaisir et la douleur régneront ensemble dans ton État à la place de la loi et du principe que la communauté reconnaît en toute circonstance pour être le meilleur.

Rien n’est plus vrai, dit-il.


VIIIbVoilà, repris-je, ce que je voulais dire, en revenant à la poésie, pour me justifier d’avoir précédemment banni de notre république un art aussi frivole : la raison nous en faisait un devoir. Disons-lui encore, pour qu’elle ne nous accuse pas de dureté et de rusticité, que ce n’est pas d’aujourd’hui que date la brouille entre la philosophie et la poésie, témoin ces traits[26] : La chienne glapissante qui aboie contre son maître, l’homme supérieur en sots bavardages, la bande des philosophes cqui ont maîtrisé Zeus[27], ces penseurs qui coupent les idées en quatre, tant ils sont gueux, et mille autres qui témoignent de leur vieil antagonisme. Malgré cela, protestons hautement que, si la poésie imitative qui a pour objet le plaisir peut prouver par quelque raison qu’elle doit avoir sa place dans une cité bien ordonnée, nous l’y ramènerons de grand cœur ; car nous avons conscience du charme qu’elle exerce sur nous ; mais il serait impie de trahir ce qu’on regarde comme la vérité. Toi-même, cher ami, ne sens-tu pas le charme de la poésie, dsurtout quand tu la regardes dans Homère ?

Je le sens vivement.

C’est donc justice de la laisser rentrer, quand elle se sera justifiée, soit dans un chant lyrique, soit dans toute autre espèce de mètre ?

Sans contredit.

Nous accorderons aussi à ses défenseurs qui, sans être poètes, sont amateurs de la poésie, de parler pour elle en prose et de nous démontrer qu’elle n’est pas seulement agréable, mais qu’elle est encore utile aux États et à la vie humaine, et nous les écouterons de bon cœur ; car ce sera profit pour nous, s’ils nous font voir equ’elle joint l’utile à l’agréable.

Cela n’est pas douteux, dit-il ; nous y gagnerons.

Mais s’ils ne peuvent le prouver, cher ami, nous ferons comme les amants qui, reconnaissant les funestes effets de leur passion, s’en détachent à contre-cœur sans doute, mais enfin s’en détachent. Nous aussi, nous avons pour cette poésie un amour que l’éducation de nos belles républiques a fait naître en nos cœurs, 608et nous aurons plaisir à reconnaître qu’elle est très bonne et très amie de la vérité. Mais tant qu’elle sera incapable de se justifier, nous l’écouterons, en nous redisant les raisons que nous venons de donner, pour nous prémunir contre ses enchantements, et nous prendrons garde de retomber dans la passion qui charma notre enfance et charme encore le commun des hommes. En tout cas, nous sentons bien qu’il ne faut pas rechercher cette espèce de poésie comme un art qui atteigne la vérité et qui mérite notre zèle, mais qu’il faut en l’écoutant se défier d’elle et craindre pour le gouvernement de son âme, bet enfin observer comme une règle ce que nous avons dit de la poésie.

Je suis tout à fait d’accord avec toi, dit-il.

C’est qu’en effet, repris-je, c’est un grand combat, Glaucon, un combat plus grand qu’on ne pense, que celui où il s’agit de devenir bon ou méchant ; aussi ne faut-il nous laisser entraîner ni par la gloire, ni par la richesse, ni par aucune dignité, ni par la poésie même à négliger la justice et les autres vertus.

Je le conclus avec toi, dit-il, de notre discussion, et tout le monde, je pense, en conviendra comme moi.


La vertu
est récompensée
après la mort.
Preuve
de l’immortalité
de l’âme.

IXcCependant, repris-je, nous n’avons pas parlé des prix réservés à la vertu.

Il faut, répliqua-t-il, qu’ils soient merveilleusement grands, s’ils surpassent ceux que nous avons énumérés.

Que peut-il y avoir de grand, repartis-je, dans un temps si restreint ? car tout l’intervalle qui sépare l’enfance de la vieillesse est bien peu de chose en comparaison de l’éternité.

Ce n’est même rien, dit-il.

Mais quoi ! penses-tu qu’un être immortel doive se donner tant de peine pour un temps si court, et négliger de le faire pour l’éternité ?

dNon certes, répondit-il, mais où tend ta question ?

N’as-tu pas fait attention, répliquai-je, que notre âme est immortelle et qu’elle ne périt jamais ?

À ces mots, il me regarda d’un air étonné[28] et dit : Non, par Zeus ; mais toi, pourrais-tu le démontrer ?

Oui, repartis-je, si je ne m’abuse, et je suis persuadé que tu le pourrais aussi ; il n’y a rien là que de facile.

Pas pour moi, répliqua-t-il ; mais j’aurais plaisir à l’entendre faire cette démonstration facile[29].

Écoute, dis-je.

Tu n’as qu’à parler, répondit-il.

Admets-tu qu’il y a du bien et du mal ? demandai-je.

Oui.

eMais t’en fais-tu la même idée que moi ? Quelle idée ?

Que tout ce qui perd et détruit, c’est là le mal, que ce qui conserve et conforte, c’est là le bien. Oui, dit-il. Ne crois-tu pas aussi qu’il y a un bien et un mal pour chaque chose, par exemple, 609pour les yeux l’ophthalmie, pour tout le corps la maladie, pour le blé la nielle, pour le bois la pourriture, pour le cuivre et le fer la rouille, et, comme je l’ai déjà dit, un mal et une maladie attachés par la nature à presque tous les êtres ?

Si, dit-il.

Or quand l’un de ces maux s’attache à un être, ne le gâte-t-il pas et ne finit-il pas par le dissoudre et le ruiner totalement ?

Il n’en saurait être autrement.

C’est donc le mal qui lui est attaché par la nature, c’est sa méchanceté qui fait périr chaque être ; et si ce mal ne le fait pas périr, aucune autre chose bn’en sera capable ; car il n’y a pas à craindre que le bien fasse jamais périr quoi que ce soit, non plus que ce qui n’est ni mauvais ni bon.

Comment en effet serait-ce possible ? répondit-il.

Si donc nous trouvons dans la nature un être avec un mal qui le rende mauvais, sans pourtant être capable de le dissoudre et de le perdre, ne serons-nous pas dès lors assurés qu’un être ainsi constitué ne saurait périr ?

Il y a toute apparence, dit-il.

Mais quoi ! repris-je, n’y a-t-il pas pour l’âme quelque chose qui la rend mauvaise ?

Si fait, répliqua-t-il ; il y a tous les vices que nous avons passés en revue, l’injustice, cl’intempérance, la lâcheté, l’ignorance.

Est-ce que l’un de ces vices la dissout et la perd ? Et prends garde que nous ne tombions dans l’erreur de croire que l’homme injuste et insensé qu’on a surpris à commettre un crime, meure alors par l’effet de son injustice, qui est le mal de son âme ; considère plutôt la chose de cette manière. De même que la méchanceté du corps, c’est-à-dire la maladie, le mine, le détruit et le réduit au point de n’être même plus un corps, de même encore que toutes les choses dont nous parlions tout à l’heure, par suite de la méchanceté particulière qui s’attache à elles det séjourne en elles, se corrompent, et aboutissent à l’anéantissement, n’est-ce pas vrai ?

Si.

Eh bien, de même, en appliquant à l’âme la même méthode, demande-toi si l’injustice qui est en elle et les autres vices, en se logeant en elle et s’attachant à elle, la corrompent et la flétrissent, jusqu’à ce qu’ils la conduisent à la mort et la séparent du corps.

Ceci, dit-il, n’est point admissible[30].

D’un autre côté, repris-je, il serait contre toute raison de dire qu’un mal étranger détruit une chose que son propre mal ne peut détruire.

En effet.

eFais attention, Glaucon, repris-je, que ce n’est pas non plus la mauvaise qualité qui peut se trouver dans les aliments mêmes, vétusté, putréfaction ou toute autre, qui est à nos yeux la cause de la mort du corps, mais si la mauvaise qualité des aliments mêmes engendre dans le corps le mal propre au corps, nous dirons qu’à l’occasion de la nourriture le corps a péri par le mal qui lui est propre, la maladie ; mais jamais nous ne prétendrons que le corps, 610qui a sa nature propre, périsse par la méchanceté des aliments qui sont d’une autre nature, à moins que ce mal étranger n’ait fait naître en lui le mal qui lui est propre.

Rien n’est plus juste, fit-il, que ce discours.


X  Par la même raison, repris-je, si la maladie du corps n’engendre pas dans l’âme une maladie de l’âme, ne croyons jamais que l’âme périsse par un mal qui lui est étranger, sans l’intervention du mal qui lui est propre, et que l’un périsse par le mal de l’autre.

Ton raisonnement est juste, dit-il.

Il faut donc le réfuter et en montrer la fausseté, ou, tant qu’il ne sera pas réfuté, bnous bien garder de dire que la fièvre, ni aucune autre maladie, ni le meurtre, dût le corps tout entier être haché en menus morceaux, que ces maux ; dis-je, puissent jamais contribuer à faire périr l’âme. Il faudrait auparavant démontrer que ces accidents du corps ont pour effet de rendre l’âme elle-même plus injuste et plus impie ; mais quand dans une substance s’introduit un mal qui lui est étranger, si le mal qui lui est propre ne s’y joint pas, ne laissons pas dire que l’âme cni quelque autre chose que ce soit périsse.

Il est certain, dit-il, qu’on ne prouvera jamais que les âmes des mourants deviennent plus injustes par l’effet de la mort.

Mais si quelqu’un, repris-je, osait attaquer notre raisonnement et soutenir, pour échapper à la nécessité de reconnaître l’immortalité de l’âme, que celui qui meurt devient plus méchant et plus injuste, nous conclurions que, si notre contradicteur a raison, l’injustice est mortelle pour l’homme injuste, comme la maladie, det que c’est ce mal même, meurtrier par nature, qui tue ceux qui le reçoivent en eux, que les plus injustes meurent plus tôt, les moins injustes plus tard, tandis qu’au contraire c’est le châtiment que d’autres leur imposent en punition de leur injustice qui est la cause de leur mort.

Par Zeus, s’écria-t-il, l’injustice n’apparaîtrait plus comme une chose si terrible, si elle devait causer la mort de celui qui la reçoit en son âme ; car il serait délivré du mal[31]. Je crois plutôt qu’on reconnaîtra tout au contraire qu’elle tue les autres, si elle le peut, dtandis qu’elle rend très vivace et même très éveillé celui qui l’héberge, tant elle est loin, ce semble, d’être une cause de mort !

Bien dit, repris-je ; car si la perversité propre de l’âme, si son propre mal ne peut ni la tuer, ni la détruire, il est bien difficile que le mal destiné à la destruction d’une autre substance détruise l’âme, ou tout autre objet que celui auquel il est lié.

C’est bien difficile, dit-il, selon toute vraisemblance.

Mais quand une chose ne meurt ni par un mal qui lui est propre, ni par un mal qui lui est étranger, 611il est évident qu’elle doit exister toujours, et que, si elle existe toujours, elle est immortelle.

Nécessairement, dit-il.


La nature de l’âme
ne se laisse
bien voir
que quand
elle est dégagée
du corps.

XI  Tenons donc, dis-je, cela pour acquis. Mais s’il en est ainsi, tu conçois que ce sont toujours les mêmes âmes qui existent ; et en effet elles ne peuvent diminuer de nombre, puisqu’aucune ne périt, ni augmenter non plus ; car si tel ou tel groupe d’êtres immortels venait à s’accroître, il s’accroîtrait de ce qui est mortel et tout, à la fin, serait immortel.

Tu dis vrai.

C’est, repris-je, ce qu’il ne faut pas admettre ; car la raison le défend. bIl ne faut pas croire non plus que l’âme en sa véritable nature soit une sorte d’être formé d’une foule de parties variées, diverses et différentes entre elles.

Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

Il est difficile, répondis-je, qu’un être soit éternel, s’il est formé de plusieurs parties, à moins que l’assemblage n’en soit parfait, comme vient de nous paraître celui de l’âme.

En effet, cela n’est pas vraisemblable.

L’âme est donc immortelle : l’argument que je viens de donner, sans parler des autres, nous force à le reconnaître. Mais pour savoir ce qu’elle est en son fond véritable, il faut la considérer, non pas comme cnous le faisons à présent, dans l’état de dégradation où l’a mise son union avec le corps et d’autres misères ; il faut la contempler attentivement des yeux de l’esprit, telle qu’elle est, quand elle est pure. Alors on la verra infiniment plus belle, et l’on distinguera plus clairement les traits de la justice et de l’injustice et toutes les choses dont nous venons de parler. Ce que nous venons de dire d’elle est vrai par rapport à son état présent, et nous l’avons vue dans un état qui ressemble à celui de Glaucos le marin. En le voyant, don serait bien embarrassé de reconnaître sa nature primitive ; car des anciennes parties de son corps les unes sont cassées, les autres usées et totalement défigurées par les flots, tandis que de nouvelles s’y sont ajoutées, formées de coquillages, d’algues, de cailloux, en sorte qu’il ressemble plutôt à n’importe quelle bête qu’à ce qu’il était naturellement : c’est ainsi que l’âme se montre à nous, défigurée par mille maux. Mais voici, Glaucon, ce qu’il faut regarder.

Quoi ? demanda-t-il.

eSon amour de la vérité : il faut considérer quels objets elle atteint, quels commerces elle recherche, en vertu de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel, et ce qu’elle deviendrait, si elle s’attachait tout entière à la poursuite des objets de cette nature et si, emportée par son élan, elle sortait de la mer où elle est à présent, secouant les cailloux et les coquillages, qu’amasse autour d’elle la vase dont elle se nourrit, 612croûte épaisse et grossière de terre et de pierre qui vient de ces bienheureux festins, comme on les appelle. C’est alors qu’on verra sa véritable nature, si elle est simple ou composée, en quoi elle consiste et comment elle est. Quant à présent, nous avons, ce me semble, assez bien expliqué les affections et les formes qu’elle a dans la vie actuelle.

Très bien même, fit-il.


Les récompenses
de la justice.

XII  Je continuai : N’avons-nous pas résolu toutes les difficultés soulevées contre la justice, sans faire entrer en ligne les récompenses bet la réputation qui la suivent, comme l’ont fait, disiez-vous, Homère et Hésiode ? N’avons-nous pas démontré que la justice est en elle-même le bien suprême de l’âme considérée dans sa vraie nature, et que l’âme doit accomplir ce qui est juste, qu’elle dispose ou non de l’anneau de Gygès, et, avec l’anneau de Gygès, du casque d’Hadès[32] ?

C’est très vrai, répondit-il.

Dès lors, Glaucon, repris-je, qui peut trouver à redire à présent, si, indépendamment de ces avantages, nous restituons à la justice et aux autres vertus les récompenses de toute nature que l’âme en retire cde la part des hommes et des dieux pendant la vie et après la mort ?

Il n’y a rien à y redire en effet, dit-il.

Alors voulez-vous me rendre ce que je vous ai prêté dans la discussion ?

Qu’est-ce ? précise.

Je vous ai accordé que l’homme juste pouvait passer pour méchant, et le méchant pour juste, parce que vous étiez d’avis que, même s’il était impossible de tromper en cela les dieux et les hommes, il fallait pourtant vous l’accorder dans l’intérêt de la démonstration, pour prononcer entre la justice en soi et l’injustice en soi[33]. dNe t’en souviens-tu pas ?

J’aurais tort, répondit-il, de ne pas m’en souvenir.

À présent que la cause est décidée, dis-je, je vous requiers de nouveau, au nom de la justice, d’adopter avec moi le sentiment qu’en ont les hommes et les dieux, afin qu’elle remporte aussi les prix qu’elle retire d’une bonne réputation et qu’elle donne à ses adeptes, maintenant qu’il est prouvé qu’elle procure aussi les biens qui viennent de la réalité de la vertu et qu’elle ne trompe pas ceux qui l’embrassent sincèrement.

eTu ne demandes rien que de juste, dit-il.

Vous allez donc d’abord, repris-je, me rendre ce point, que les dieux du moins ne se méprennent pas sur ce que sont ces deux espèces d’homme.

Nous te le rendrons, dit-il.

Et si les dieux ne s’y méprennent pas, qu’ils aiment l’un et haïssent l’autre, comme nous en sommes tombés d’accord au début.

C’est exact.

Pour celui que les dieux chérissent, ne reconnaîtrons-nous pas que les dons que font les dieux 613lui seront accordés dans toute la plénitude possible, à moins qu’il n’ait dès sa naissance quelque mal qui soit la conséquence nécessaire d’une faute antérieure[34] ?

Sans contredit.

Il faut donc reconnaître à l’égard de l’homme juste que, s’il est en butte à la pauvreté, à la maladie ou à quelque autre de ces états que l’on prend pour des maux, cela finira par tourner à son avantage, soit de son vivant, soit après sa mort ; car les dieux ne sauraient négliger quiconque s’efforce de devenir juste et de se rendre par la pratique de la vertu, aussi semblable à la divinité qu’il a été donné à l’homme[35].

bÀ coup sûr, dit-il, il est naturel qu’un tel homme ne soit pas négligé par son semblable.

À l’égard de l’homme injuste ne faut-il pas se faire l’opinion contraire ?

Si.

Du côté des dieux, voilà donc les prix qui reviennent à l’homme juste.

C’est du moins mon sentiment, dit-il.

Et du côté des hommes, repris-je, n’est-ce pas ainsi que les choses se passent, s’il faut dire la vérité ? Est-ce que les scélérats adroits ne sont pas comme ces coureurs qui fournissent une belle course au départ, mais non pas au retour ?

cIls bondissent d’abord avec rapidité ; mais à la fin on rit d’eux, quand on les voit, les oreilles basses, se retirer précipitamment sans être couronnés, au lieu que les vrais coureurs arrivent au but, remportent le prix et reçoivent la couronne. N’en est-il pas d’ordinaire ainsi des justes ? Arrivés au terme de chacune de leurs entreprises, de leurs relations avec les hommes et de leur vie, ils jouissent d’une bonne réputation et emportent les prix que donne la société.

Certainement.

Tu souffriras donc que j’applique aux justes ce que toi-même tu as dit des méchants. dJe prétends en effet que les justes arrivés à l’âge mûr, parviennent, s’ils le désirent, aux dignités dans leur État, qu’ils choisissent leurs femmes où ils veulent et marient leurs enfants comme ils veulent, et tout ce que tu as dit de ceux-là, je le dis à présent de ceux-ci. Quant aux hommes injustes, je soutiens, à supposer que pendant leur jeunesse ils puissent cacher ce qu’ils sont, que la plupart d’entre eux se laissent prendre à la fin de leur carrière, qu’ils deviennent un objet de risée et que, malheureux dans leur vieillesse, ils sont abreuvés d’outrages par les étrangers et par leurs concitoyens ; on les fouette et on leur applique ces supplices eque tu qualifiais d’atroces[36], et avec raison, [puis on les torture, on les brûle au fer chaud[37]]. Pense que moi aussi je prétends qu’ils ont à souffrir toutes ces horreurs, et vois, je le répète, si tu veux m’accorder cela.

Oui, certes, dit-il ; car tu ne dis rien que de vrai.


Mythe d’Er
le Pamphylien.

XIII  Tels sont donc, repris-je, les prix, les récompenses et les présents que le juste reçoit des dieux 614et des hommes pendant sa vie, sans parler de ces biens que la justice lui procurait elle-même.

Ce sont assurément des récompenses glorieuses et solides.

Eh bien, dis-je, ce n’est rien ni pour le nombre, ni pour la grandeur en comparaison de ce qui attend après la mort et le juste et l’injuste. C’est ce qu’il faut entendre, afin que l’un et l’autre reçoivent exactement ce qui lui est dû par la discussion.

bParle, dit-il ; aussi bien il y a peu de choses qui me feraient plus de plaisir à entendre.

Ce n’est point, dis-je, un récit d’Alkinoos[38] que je vais te faire, mais le récit d’un brave, Er, fils d’Arménios, originaire de Pamphylie[39]. Il était mort dans une bataille. Dix jours après, comme on ramassait les morts déjà putréfiés, on le releva, lui, en bon état, on le porta chez lui pour l’ensevelir et, le douzième jour, ayant été mis sur le bûcher, il revint à la vie. Alors il raconta ce qu’il avait vu là-bas. Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, il s’était mis en route avec beaucoup d’autres, cet ils étaient arrivés dans un endroit merveilleux[40], où il y avait dans la terre deux ouvertures attenant l’une à l’autre, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur faisaient face. Jugement
des âmes.
Entre ces doubles ouvertures siégeaient des juges ; dès qu’ils avaient prononcé leur sentence, ils ordonnaient aux justes de prendre à droite[41] la route qui montait dans le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau relatant leur jugement, et aux criminels de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, dun écriteau où étaient marquées toutes leurs actions. Comme il s’approchait à son tour, les juges lui dirent qu’il aurait à porter aux hommes les nouvelles de ce monde souterrain et ils lui ordonnèrent d’écouter et d’observer ce qui se passait en cet endroit. Or il vit là les âmes qui s’en allaient par l’une et l’autre ouverture du ciel et de la terre, après avoir subi leur jugement, pendant que les deux autres ouvertures livraient passage, l’une à des âmes exténuées et poussiéreuses qui montaient du sein de la terre, l’autre à des âmes equi descendaient du ciel toutes pures ; et toutes ces âmes qui arrivaient successivement semblaient venir d’un long voyage ; elles gagnaient joyeusement la prairie pour y camper, comme dans une fête solennelle ; celles qui se connaissaient se saluaient réciproquement, et celles qui venaient de la terre questionnaient les autres sur ce qui se passait au ciel, et celles qui venaient Récompenses et punitions des âmesdu ciel sur ce qui se passait sous terre. Les unes racontaient leurs aventures en gémissant 615et pleurant au souvenir des maux de toute sorte qu’elles avaient soufferts et vu souffrir dans leur voyage souterrain, voyage qui dure mille ans[42] ; les autres, qui venaient du ciel, faisaient le récit de plaisirs délicieux et de spectacles d’une beauté infinie. Les nombreux détails de leur récit, Glaucon, demanderaient beaucoup de temps ; mais en voici d’après lui l’essentiel. Quel que fût le nombre des crimes qu’elles avaient commis, et celui des personnes qu’elles avaient lésées, elles expiaient tous leurs méfaits l’un après l’autre, et dix fois chacun d’eux, et chaque fois la punition durait cent ans, ce qui est la durée de la vie humaine, bafin que le châtiment fût décuple pour chaque crime. Par exemple ceux qui avaient causé la mort de beaucoup d’hommes, qui avaient trahi des États et des armées et les avaient jetés dans l’esclavage, qui avaient contribué à quelque autre catastrophe, avaient à subir des douleurs au décuple pour chaque crime. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d’eux, qui avaient été justes et pieux en obtenaient la récompense dans la même proportion. Au sujet des enfants cqui sont morts en naissant ou qui n’ont vécu que peu de temps[43], Er donnait force détails Punition des
grands criminels,
en particulier
des tyrans.
qui ne valent pas la peine qu’on les rapporte. En ce qui concerne l’impiété ou la piété envers les dieux et les parents, et le meurtre à main armée, le salaire, d’après lui, dépassait encore la mesure donnée plus haut[44].

Il s’était en effet trouvé, disait-il, près d’un homme à qui l’on demandait où était Ardiée le Grand. Or cet Ardiée avait été tyran dans une cité de Pamphylie, dmille ans auparavant ; il avait tué son vieux père et son frère aîné, et commis, à ce que l’on disait, beaucoup d’autres forfaits. L’homme ainsi questionné avait répondu, selon le rapport d’Er : « Il n’est pas venu, il ne saurait venir ici. »


XIV  Et en effet, entre autres spectacles terribles, nous avons été témoins de celui-ci. Comme nous étions près de l’ouverture et sur le point de remonter, après avoir subi toutes les autres épreuves, soudain nous avons aperçu cet Ardiée avec d’autres, qui, pour la plupart, étaient des tyrans ; il y avait aussi un certain nombre de particuliers qui avaient été de grands scélérats. Au moment où ils pensaient remonter, el’ouverture leur refusa le passage : elle mugissait[45] chaque fois qu’un de ces méchants incurables ou qui n’avaient pas suffisamment expié essayait de sortir. Alors, disait-il, des hommes sauvages et tout de feu, qui se tenaient près de l’entrée, entendant le mugissement, saisissaient les uns par le milieu du corps et les emmenaient ; mais pour Ardiée et d’autres, ils leur enchaînèrent les mains, les pieds et la tête, 616les jetèrent à terre, les écorchèrent, les tirèrent de côté le long du chemin, et, les cardant sur des genêts épineux[46], ils déclaraient à tous les passants pour quels crimes ils les traitaient ainsi et qu’ils les emmenaient pour les précipiter dans le Tartare[47]. » Là, disait Er, ils avaient ressenti bien des terreurs de toutes sortes ; mais aucune n’égalait la peur que chacun avait d’entendre le mugissement, au moment de remonter, et ç’avait été pour chacun d’eux une vive satisfaction de pouvoir remonter sans l’entendre. Tels étaient à peu près les peines bet les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes.


Structure
de l’univers.

Quand chaque groupe avait passé sept jours dans la prairie, il devait lever le camp et partir le huitième jour, pour arriver quatre jours après à un endroit d’où l’on découvre une lumière qui s’étend d’en haut à travers tout le ciel et la terre, lumière droite comme une colonne et fort semblable à l’arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure. Ils arrivèrent à cette lumière après un jour de marche ; et là, au milieu de la lumière, ils virent, ctendues de ce point du ciel, les extrémités de ses chaînes ; car cette lumière était un lien qui enchaînait le ciel, comme les cordes qui font le tour des trières ; c’est de la même façon qu’elle retenait toute la sphère tournante[48]. Aux extrémités de ces liens était suspendu le fuseau de la Nécessité qui faisait tourner toutes les sphères ; la tige et le crochet étaient d’acier, et le peson un mélange d’acier et d’autres matières. dVoici quelle était la nature du peson : extérieurement il ressemblait aux pesons d’ici-bas ; mais pour sa composition, il faut, d’après ce que disait Er, se le représenter de la façon suivante : c’était un grand peson creux et évidé complètement, dans lequel était exactement enchâssé un autre peson pareil, mais plus petit, comme les boîtes qu’on encastre l’une dans l’autre ; un troisième s’enchâssait de même, puis un quatrième, puis les autres ; car il y avait huit pesons en tout, insérés les uns dans les autres, laissant voir en haut eleurs bords comme des cercles, et formant la surface continue d’un seul peson autour de la tige, qui traversait de part en part le milieu du huitième. Or le premier peson, le peson extérieur, était celui dont le bord circulaire était le plus large ; à ce point de vue le sixième peson avait le deuxième rang, le quatrième, le troisième rang ; le huitième, le quatrième ; le septième, le cinquième ; le cinquième, le sixième ; le troisième, le septième, et enfin le deuxième, le huitième. Le cercle du plus grand était constellé ; celui du septième était le plus brillant, celui du huitième tenait sa couleur du septième qui l’éclairait[49], 617ceux du deuxième et du cinquième avaient à peu près la même couleur, une couleur plus jaune que les précédents, le troisième était le plus blanc de tous, le quatrième était rougeâtre, le sixième avait le second rang pour la blancheur[50]. Le fuseau tout entier tournait sur lui-même d’un mouvement uniforme ; mais dans la rotation de l’ensemble, les sept cercles intérieurs tournaient lentement dans un sens contraire à tout le reste. Parmi les sept, le plus rapide était le huitième, puis le septième, ble sixième et le cinquième qui allaient du même pas ; puis le quatrième leur paraissait avoir le troisième rang de vitesse dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang, et le deuxième le cinquième. Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de la Nécessité[51]. Sur le haut de chaque cercle se tenait une sirène qui tournait avec lui et qui faisait entendre sa note à elle, son ton à elle, en sorte que ces voix réunies, au nombre de huit composaient un accord unique. D’autres femmes assises en cercle à intervalles égaux, au nombre de trois, chacune sur un trône, cles filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc, la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clotho et Atropos, chantaient, d’accord avec les sirènes, Lachésis le passé, Clotho le présent, Atropos l’avenir. De plus Clotho, la main droite sur le fuseau, en faisait tourner par intervalles le cercle extérieur ; Atropos faisait tourner de la même manière avec sa main gauche les cercles intérieurs, et Lachésis tournait tour à tour dles uns et les autres de l’une et de l’autre main.


Le choix
des genres de vie.
XV  Pour eux, quand ils furent arrivés, il leur fallut aussitôt se présenter à Lachésis. Et d’abord un hiérophante les rangea en ordre ; puis prenant sur les genoux de Lachésis des lots et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et cria :

« Proclamation de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères[52], vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. eCe n’est pas un génie qui vous tirera au sort, c’est vous qui allez choisir votre génie[53]. Le premier que le sort aura désigné choisira le premier la vie à laquelle il sera lié de par la nécessité. Pour la vertu, elle n’a point de maître ; chacun en aura plus ou moins, suivant qu’il l’honorera ou la négligera. Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause. »

À ces mots, il jeta les sorts sur l’assemblée, et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er à qui on ne le permit pas. Chacun connut alors le rang qui lui était échu pour choisir. 618Après cela, le même hiérophante étala sur terre devant eux les modèles de vie, dont le nombre surpassait de beaucoup celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes : toutes les vies possibles d’animaux et toutes les vies humaines ; on y trouvait des tyrannies, les unes durables jusqu’à la mort, les autres interrompues au milieu et finissant par la pauvreté, l’exil, la mendicité ; il y avait aussi des vies d’hommes renommés soit pour la beauté de leur corps et de leur visage ou pour leur vigueur et leur force à la lutte, soit pour leur noblesse bet les grandes qualités de leurs ancêtres. Il y avait aussi des vies d’hommes obscurs sous tous ces rapports, et des vies de femmes de la même variété. Mais il n’y avait rien de réglé pour le rang des âmes, parce que chacune devait nécessairement changer selon le choix qu’elle faisait. Quant aux autres éléments de notre condition, ils étaient mélangés les uns avec les autres et avec la richesse et la pauvreté, avec la maladie, avec la santé ; il y avait aussi des partages moyens entre ces extrêmes. C’est là, ce semble, cher Glaucon, qu’est le moment critique pour l’homme, et c’est justement pour cela cque chacun de nous doit laisser de côté toute autre étude, et mettre ses soins à rechercher et à cultiver celle-là seule. Peut-être pourra-t-il découvrir et reconnaître l’homme qui lui communiquera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions[54] et de choisir toujours et partout la meilleure, autant qu’il lui sera possible, en calculant quels effets toutes les qualités que je viens de dire ont sur la vertu pendant la vie, par leur assemblage ou leur séparation. dQu’il apprenne de lui à prévoir le bien ou le mal que produit tel mélange de beauté avec la pauvreté ou la richesse et avec telle ou telle disposition de l’âme, et les conséquences qu’auront en se mélangeant entre elles la naissance illustre ou obscure, la vie privée et les charges publiques, la vigueur ou la faiblesse, la facilité ou la difficulté d’apprendre et toutes les qualités spirituelles du même genre, naturelles ou acquises. Alors tirant la conclusion de tout cela, et ne perdant pas de vue la nature de l’âme, il sera capable de choisir eentre une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l’âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait meilleure, sans avoir égard à tout le reste ; car nous avons vu que, pendant la vie et après la mort, 619c’est le meilleur choix qu’on puisse faire. Et il faut garder cette opinion dure comme l’acier en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir là-bas non plus par les richesses et les maux de cette nature, de ne pas se précipiter sur les tyrannies ou autres choix du même genre, qui causeraient des maux sans nombre et sans remède et nous en feraient souffrir à nous-mêmes de plus grands encore, mais plutôt de vouloir choisir toujours parmi les conditions la condition moyenne, de fuir les excès dans le» deux sens, et dans cette vie, autant qu’il est possible, et dans toutes celles qui suivront ; car c’est à cela qu’est attaché le bbonheur de l’homme.


XVI  Au moment même où l’hiérophante jetait les sorts, il avait, selon le rapport du messager des enfers, ajouté ces paroles : « Même le dernier venu, s’il choisit judicieusement et s’efforce de bien vivre, peut ramasser une condition convenable et bonne. Que le premier choisisse avec attention, et que le dernier ne perde pas courage. » Le Pamphylien racontait que, lorsque l’hiérophante eut prononcé ces paroles, celui à qui était échu le premier sort, s’avançant aussitôt, choisit la plus grande tyrannie, et, emporté par l’imprudence et par une avidité gloutonne, il la prit sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas que son lot le destinait cà manger ses propres enfants et à d’autres horreurs ; mais quand il l’eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir ainsi choisi, sans se souvenir des avertissements de l’hiérophante ; car, au lieu de s’accuser lui-même de ses maux, il s’en prenait à la fortune, aux démons, à tout, plutôt qu’à lui-même. Or c’était un de ceux qui venaient du ciel, et il avait vécu précédemment dans un État bien gouverné ; mais, s’il avait eu de la vertu, c’était à l’habitude, dnon à la philosophie[55] qu’il le devait, et l’on peut affirmer que, parmi les âmes qui se laissaient ainsi surprendre, celles qui venaient du ciel n’étaient pas les moins nombreuses ; et la raison, c’est qu’elles n’avaient pas été éprouvées par les souffrances ; au contraire la plupart de celles qui venaient de la terre, ayant souffert elles-mêmes et vu souffrir les autres, ne faisaient pas leur choix avec précipitation. Il résultait de là, comme aussi des chances du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient des maux pour des biens et vice-versa. Si en effet chaque fois qu’un homme vient en ce monde, il s’appliquait à une saine étude de la philosophie, et si le sort ne l’appelait pas à choisir parmi les derniers, eil aurait des chances, d’après ce qu’on rapporte des choses de l’autre monde, non seulement de vivre heureux ici-bas, mais encore de faire le voyage de ce monde en l’autre et le retour en celui-ci, non par l’âpre chemin souterrain, mais par la route unie du ciel. 620C’était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les différentes âmes choisissaient leur vie : rien de plus pitoyable, de plus ridicule, de plus étrange ; la plupart en effet n’étaient guidées dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure[56]. Il avait vu, disait-il, l’âme qui avait été celle d’Orphée choisir la vie d’un cygne, parce qu’il ne voulait pas, en haine des femmes qui l’avaient mis à mort, naître du sein d’une femme ; il avait vu l’âme de Thamyras[57] choisir la vie d’un rossignol ; il avait vu aussi un cygne changer son existence pour celle d’un homme, et d’autres animaux chanteurs faire de même. L’âme que le sort avait appelée la vingtième à choisir prit la vie d’un lion : bc’était celle d’Ajax[58], fils de Télamon, qui ne voulait plus de l’état d’homme, en ressouvenir du jugement des armes. Puis ce fut l’âme d’Agamemnon ; elle aussi, ayant pris en aversion la race humaine à cause de ses malheurs passés, échangea sa condition pour celle d’un aigle. Placée par le sort au milieu des autres, l’âme d’Atalante, ayant considéré les grands honneurs rendus aux athlètes, n’eut pas la force de passer outre, et les choisit. Après elle, il avait vu l’âme d’Épéos, cfils de Panopée, passer à la condition d’une femme industrieuse. Loin, dans les derniers rangs, il avait vu l’âme du bouffon Thersite revêtir la forme d’un singe. Enfin l’âme d’Ulysse, à qui le hasard avait assigné le dernier rang, s’avança pour choisir ; mais soulagée de l’ambition par le souvenir de ses épreuves passées, elle alla cherchant longtemps la vie d’un particulier étranger aux affaires ; elle eut quelque peine à en trouver une, qui gisait dans un coin, dédaignée par les autres. En l’apercevant, elle dit qu’elle aurait fait le même choix, dsi le sort l’eût désignée la première, et elle s’empressa de la prendre. Les animaux faisaient de même : ils passaient à la condition d’hommes ou à celle d’autres animaux, les animaux injustes dans les espèces sauvages, les justes dans les espèces paisibles, et il se faisait des mélanges de toutes sortes[59].

Quand toutes les âmes eurent choisi leur condition, elles se dirigèrent vers Lachésis dans l’ordre où elles avaient tiré leur lot. Celle-ci donna à chacune le génie qu’elle avait préféré, afin qu’il lui servît de gardien edans la vie et lui fît remplir la destinée qu’elle avait choisie. Tout d’abord le génie la menait vers Clotho, et la mettant sous la main de cette parque et sous le fuseau qu’elle faisait tourner, il ratifiait ainsi la destinée que l’âme avait choisie après le tirage au sort. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite à la trame d’Atropos pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par 621Clotho, puis, sans qu’elle pût retourner en arrière, l’âme venait au pied du trône de la Nécessité ; enfin elle passait de l’autre côté de ce trône. Lorsque toutes y eurent passé, elles Le Léthé
Remontée des âmes
sur la terre.
se rendirent ensemble dans la plaine du Léthé par une chaleur étouffante et terrible ; car il n’y avait dans la plaine ni arbre, ni plante. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut garder l’eau ; chaque âme est obligée de boire de cette eau une certaine quantité ; celles qui ne sont pas retenues par la prudence en boivent outre mesure. bDès qu’on en a bu, on oublie tout. On s’endormit ensuite ; mais au milieu de la nuit, il survint un éclat de tonnerre, avec un tremblement de terre, et soudain les âmes s’élancèrent de leur place l’une d’un côté, l’autre de l’autre vers le monde supérieur où elles devaient renaître, et filèrent comme des étoiles. Quant à lui, on l’avait empêché de boire de l’eau ; cependant par où et comment il avait rejoint son corps, il l’ignorait ; mais soudain, ayant levé les yeux, il s’était vu à l’aube couché sur le bûcher.


Conclusion.

Et c’est ainsi, Glaucon, que le conte a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu. cIl peut, si nous y ajoutons foi, nous sauver nous-mêmes ; alors nous franchirons heureusement le fleuve Léthé, et nous ne souillerons pas notre âme. Si donc vous m’en croyez, convaincus que notre âme est immortelle et capable de tous les biens comme de tous les maux, nous suivrons toujours la route qui conduit en haut, et nous pratiquerons de toute manière la justice et la sagesse. Par là nous serons en paix avec nous-mêmes et avec les dieux, non seulement tant que nous resterons ici, mais encore lorsque nous aurons gagné les drécompenses de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui recueillent les présents de leurs amis ; et nous serons heureux, à la fois sur cette terre, et dans le voyage de mille années que nous avons décrit.


  1. Dans les livres II et III, Platon a banni la poésie pour des raisons morales et pédagogiques ; dans le livre X, il en justifie l’exclusion pour des raisons psychologiques et métaphysiques.
  2. Cf. Sophiste 233 e-234 c : « Celui qui se ferait fort de produire et moi et toi et tout le reste de ce qui pousse… Théétète. De quelle production veux-tu parler là ? Car ce n’est point à un cultivateur que tu penses, puisque ton homme produit jusqu’à des vivants. — Parfaitement, et la mer avec cela, et la terre et le ciel et les dieux et tout le reste. Qui plus est, en un tournemain produisant l’une ou l’autre de ces créations, c’est pour une somme minime qu’il les livre etc. » (trad. Diès).
  3. Cf. Timée 31 a : « Il y a un seul ciel, puisqu’il a dû être construit à l’imitation du modèle. En effet, ce modèle qui enferme tout ce qu’il y a de Vivants intelligibles, ne peut jamais être à la seconde place, venir après un autre. Car alors il faudrait encore un autre Vivant, celui qui envelopperait ces deux-là, et dont à leur tour ceux-là seraient parties. En ce cas, ce n’est d’aucun des deux premiers, mais de celui qui les envelopperait, qu’il serait plus exact de dire que notre Monde est la copie. » (Trad. Rivaud.) Cf. Parménide 182 a/b.
  4. Cf. Sophiste 234 b : « Fort de sa technique de peintre, il pourra, exhibant de loin ses dessins aux plus innocents parmi les jeunes garçons, leur donner l’illusion que, tout ce qu’il veut faire, il est parfaitement à même d’en créer la réalité vraie. » (Trad. Diès.)
  5. Platon préfère être un Achille plutôt qu’un Homère ; mais eût-il préféré réellement être un cordonnier plutôt qu’un Zeuxis ou un Apelle ?
  6. Charondas de Catane, en Sicile, législateur des colonies de Chalcis en Italie et en Sicile (vie siècle), n’est pas mentionné ailleurs par Platon ; mais il l’est souvent par Aristote.
  7. Sur les inventions de Thalès, voir J. Bidez, Les premiers philosophes grecs techniciens et expérimentateurs (extrait du Flambeau 1921), p. 9 sqq. On attribuait à Anacharsis l’invention de l’ancre et de la roue de potier.
  8. Platon parle de Créophyle comme d’un ami ou d’un disciple d’Homère ; d’autres, y compris le scholiaste, prétendent qu’il était son gendre. Le poème épique de la Prise d’Œchalie est attribué à Créophyle par Callimaque ; selon une autre tradition, Créophyle reçut le poème d’Homère lui-même en récompense de son hospitalité. Son nom signifie : Carnigena, fils de la viande.
  9. Cf. Isocrate, Évag. III : « La mesure et le rythme ont tant de grâce que, lors même que le style et les pensées ne valent rien, les poètes n’en séduisent pas moins leurs auditeurs par la cadence et la mesure. On peut se rendre compte de leur effet, en gardant les mots et les pensées d’un poème, mais en rompant la mesure : le poème paraîtra dès lors bien au-dessous de l’opinion que nous en avons. » Cf. Gorgias 502 c.
  10. Aristote cite cette phrase comme un exemple d’image (εἰκών). Rh. III, 4, 1406b, 36 sqq.
  11. Cf. Xén. Banquet V : « Comment peut-il se faire que tant d’êtres si dissemblables soient également beaux ? — S’ils sont bien adaptés par l’art ou par la nature à la destination que nous voulons leur donner dans l’usage, ils sont beaux. »
  12. Au livre IV 436 sqq., Platon a établi qu’il y avait dans l’âme trois parties, le λογιστικόν, le θυμοειδές, l’ἐπιθυμητικόν, et que le θυμοειδές était l’allié du λογιστικόν. Il ne considère ici que deux parties, le raisonnable (λογιστικόν) et le déraisonnable (ἀλόγιστον), où il englobe le θυμοειδές et l’ἐπιθυμητικόν. Nous avons déjà noté ce qu’il y avait de flottant et de vague dans la pensée de Platon sur le θυμοειδές.
  13. Cf. Aristote, Poétique VI, 1449b 24 : Ἐστιν οὖν τραγῳδία μίμησις πράξεως σπουδαίας καὶ τελείας, μέγεθος ἐχούσης, ἡδυσμένῳ λόγῳ etc., et Platon Lois 817 a sqq.
  14. Voir 602 sqq.
  15. Au livre IV, 439 c sqq.
  16. Au livre III, 387 d/e.
  17. La souffrance que sa disgrâce lui inflige.
  18. Platon a repris et développé cette idée dans les Lois 803 b sqq. : « Quels sont les moyens et les dispositions d’esprit qui nous permettront de faire la traversée de cette vie dans les meilleures conditions, il faut l’examiner exactement. Or, les choses humaines ne méritent guère qu’on les prenne au sérieux, et cependant il faut les prendre au sérieux, etc. »
  19. Platon relève souvent l’intérêt du dialogue par quelque parole ou quelque question qui apparaît comme une énigme proposée à la sagacité de l’interlocuteur, et qui provoque l’étonnement et la curiosité. Quand il recourt à cet artifice, c’est pour signaler l’originalité d’une vue qui lui est personnelle. Cf. 347 où Socrate parle de la punition infligée à ceux qui refusent de commander.
  20. Cette partie irascible (ἀγανακτητικόν) est une variété dégénérée du θὑμοειδές. Cf. III, 411 a/c. Cette remarque de Socrate s’applique particulièrement au théâtre d’Euripide, par exemple à Héraclès furieux, à Médée, aux Bacchantes, etc.
  21. Sur l’infirmité des jugements populaires, cf. VI, 493 c : « Que cela (ce qu’approuve la foule) soit réellement bon et beau, as-tu jamais entendu quelqu’un de cette foule en donner une raison qui ne soit pas ridicule ? — Non, dit-il et je n’en entendrai jamais. »
  22. Cf. Aristote, Pol. θ 5, 1340 a 12 : ἔτι δὲ ἀκροώμενοι τῶν μιμήσεων πάντες συμπαθεῖς.
  23. Cf. Lois 800 d.
  24. Cf. III, 395 c et la note. Platon et Aristote sont d’accord sur ce point que la pitié est le grand ressort de la tragédie. Ils ne le sont pas sur l’effet de la pitié et des émotions tragiques. Platon pense qu’elles troublent et amollissent l’âme, Aristote que la tragédie purge ces émotions et les rend inoffensives dans la vie réelle. Ils ont raison tous les deux ; l’effet de la tragédie varie selon les spectateurs.
  25. Platon admet les mêmes exceptions dans les Lois 801 c-802 a.
  26. Les philosophes, en particulier Héraclite et Xénophane, attaquaient Homère et Hésiode au nom de la morale : nous en avons de nombreux témoignages ; mais nous en avons peu des ripostes des poètes, et nous ignorons où Platon a pris ces traits. À la chienne glapissante cf. Lois 967 c/d.
  27. Nos deux manuscrits A et F ont en réalité la même leçon Δία σοφῶν, car la leçon de F διασοφῶν, étant donné l’accentuation, ne peut être que Δία σοφῶν. Adam ne l’accepte pas et corrige en λίαν σοφῶν ; il change en outre κρατῶν en κράτων, et traduit : the rabble-rout of all-too-sapient heads : la bande des têtes trop sages.
  28. L’idée de l’immortalité de l’âme n’était pas nouvelle dans les cercles orphiques et pythagoriciens. Mais si Glaucon en a entendu parler, il n’y a pas fait attention. Il n’a pas, quant à lui, la moindre idée que l’âme puisse être immortelle.
  29. Platon a déjà exprimé sa foi dans l’immortalité de l’âme en plusieurs passages de la République 330 d/e, 496 e, 498 d. La preuve qu’il en donne ici a été souvent discutée et sévèrement jugée. Il faut avouer que Glaucon, qui tout à l’heure témoignait son scepticisme par un cri d’étonnement et qui trouvait la démonstration difficile, se rend bien aisément à une argumentation spécieuse et facile à réfuter. Cf. le Phédon où la question est traitée avec une tout autre argumentation.
  30. Pourquoi l’âme est-elle la seule chose que son propre vice ne détruit pas ? Il serait plus vrai de prétendre que le vice est capable de tuer l’âme, justement parce qu’il est capable de la rendre mauvaise (609 b), et Panaetius usait de cet argument pour prouver que l’âme était mortelle. « Nihil esse quod doleat quin id aegrum esse quoque possit. Quod autem in morbum cadat, id etiam interiturum, dolere autem animes, ergo etiam interire. » Cic., Tusc. Disp. 1, 79.
  31. Cf. Phédon 107 c : « Admettons que mourir, ce soit se détacher de son tout, quelle aubaine serait-ce pour les méchants une fois morts, en même temps qu’ils sont détachés du corps, de l’être aussi, avec leur âme, de cette méchanceté qui est la leur. »
  32. Sur l’anneau de Gygès, voyez II, 359 e. Quant au casque d’Hadès, qui rendait invisible, les artistes le représentaient comme un bonnet phrygien. Il en est déjà question dans l’Iliade V 844-5 αὐτὰρ Ἀθήνη | δῦν’ Ἄιδος κυνέην, μή μιν ἴδοι ὄβριμος Ἄρης et dans Hésiode Bouclier 227 κεῖτ’ Ἄιδος κυνέη νυκτὸς ζόφον αἰνὸν ἕχουσα. Cf. Aristophane, Achar. 390.
  33. La référence est à 361 a/d et 367 e.
  34. C’est-à-dire d’une faute commise dans une existence antérieure.
  35. Se rendre semblable à la divinité dans la mesure du possible, tel est le but de l’homme vertueux. Cf. Théétète 176 b-177 a, Lois 716 b/d et Rép. II, 383 c, VI 500 c/d, 501 b/c.
  36. Voir II, 361 e.
  37. Ast, Hermann, Stallbaum, Adam rejettent les deux verbes στρεβλώσονται καὶ ἐκκαυθήσονται, « quia nec tempus antecedentibus congruit, nec sententiae ratio Socratem singula enumerare patitur » (Stallbaum).
  38. Les livres IX-XII de l’Odyssée étaient désignés dans l’antiquité sous le nom de Ἀλκίνου ἀπόλογοι, contes à Alkinoos. Cf. Aristote, Poet. 16, 1455a 2 et Rhét. 16 1417a 13, où l’on voit qu’on appelait aussi l’ensemble des quatre livres ὁ Ἀλκίνου ἀπόλογος.
  39. Au mythe d’Er le Pamphylien il faut comparer ceux du Phèdre, du Gorgias et du Phédon, où il est également question de la destinée des âmes dans l’autre monde.
  40. Cet endroit merveilleux se retrouve dans le Phédon 107 d, et dans le Gorgias 524 a, où il est désigné par le nom de prairie (λειμών).
  41. Les détails de ce passage trahissent une influence orphique ou pythagoricienne, comme le montre Arist. frg. 195 (1513a 24 sqq.) τὸ οὖν δεξιὸν καὶ ἄνω καὶ ἐμπροσθεν ἀγαθὸν ἐκάλουν, τὸ δὲ ἀριστερὸν καὶ κάτων καὶ ὄπισθεν κακὸν ἔλεγον, ὡς αὐτὸς Ἀριστοτέλης ἱστόρησεν ἐν τῆ τῶν Πυθαγορείοις ἀρεσκόντων συναγωγῇ. Ils appelaient bon ce qui est à droite, en haut, en avant, et mauvais ce qui est à gauche, en bas, en arrière, ainsi qu’Aristote lui-même l’a rapporté dans son recueil des doctrines pythagoriciennes.
  42. Cf. Virg., Én. VI 748-9. La période de 1 000 ans vient sans doute des Orphiques ou des Pythagoriciens.
  43. Virgile place les limbes à l’entrée des enfers, Én. VI 426-429.

    Continuo auditae voces vagitus et ingens
    Infantumque animae flentes in limine primo
    Quos dulcis vitae exsortes et ab ubere raptos
    Abstulit atra dies et funere mersit acerbo.

    Les limbes sont apparemment une invention des Orphiques.

  44. Cf. Xén. Mém. IV, 4, 19, 20. « La première des lois, chez tous les hommes, c’est d’honorer les dieux. N’est-ce pas aussi une loi établie partout d’honorer ses parents ? » Cf. Pindare, Pyth. VI 28-27 et Phédon 113 e-114 b.
  45. Cf. Aristote an. post. II, 11 94b 32 βροντᾷ — ὡς οἱ Πυθαγόρειοί φασιν, ἀπειλῆς ἕνεκα τοῖς ἐν τῷ Ταρτάρῳ, ὅπως φοβῶνται.
  46. Dans l’Apocalypse de Pierre V 30 il est question de cailloux plus pointus que des épées et que des broches, qui sont brûlants et sur lesquels on roulait en manière de punition des hommes et des femmes vêtus de haillons crasseux.
  47. Cf. Virg., Én. VI, 618-620

    Phlegyasque miserrimus omnes
    Admonet et magna testatur voce per umbras :
    « Discite justitiam moniti, et non temnere divos.
     »

    Cette idée que les pécheurs incurables servent d’exemples dans l’Hadès est vraisemblablement orphique ou pythagoricienne. Platon lui-même a exposé dans le Gorgias 626 b/d le but que vise le châtiment des pécheurs : « La destinée de tout être qu’on châtie, si le châtiment est correctement infligé, consiste ou bien à devenir meilleur et à tirer profit de sa peine, ou bien à servir d’exemple aux autres pour que ceux-ci, par crainte de la peine, qu’ils lui voient subir, s’améliorent eux-mêmes, etc. »

  48. M. Rivaud, dans la Revue d’Histoire de la philosophie, janvier-mars 1928 p. 1-26, a donné la clef de cette description de l’univers qui a tant embarrassé les commentateurs. Ce que Platon décrit ici, ce n’est pas le ciel réel, mais un mécanisme propre à figurer les mouvements célestes, une sorte de planétaire destiné à l’enseignement. Dès lors, « les détails insolites de sa description se comprennent sans peine. Les déesses, le fuseau, les douilles (ou pesons), les membrures, tout ce mécanisme que nos yeux chercheraient vainement dans le ciel, est celui d’un « automate » destiné à représenter aux sens ce que l’intelligence seule peut imaginer… Seulement, et c’est ce qui fait tout le mystère du texte, Platon passe constamment de sa machine planétaire au ciel véritable. Il amplifie indéfiniment les dimensions réelles de son mécanisme. Et voici, au lieu de l’axe de diamant ou de métal, la « lumière » étincelante qui traverse le ciel ; voici, au lieu des méridiens de cuivre ou de bois, les « liens » lumineux qui joignent le pôle à l’équateur ». Il faut dire d’ailleurs que la « machine » de Platon ne donne des mouvements célestes qu’une représentation sommaire et inexacte.
  49. On faisait honneur à Anaximène d’avoir découvert que la lune, représentée ici comme attachée au huitième bord, emprunte sa lumière au soleil.
  50. Le second et le cinquième sont Saturne et Mercure (Φαίνων et Στίλβων) ; le troisième, Jupiter, était connu aussi sous le nom de Φαέθων, et le quatrième, Mars, sous celui de Πυρόεις. Vénus, le sixième portait le nom de Φωσφόρος.
  51. Platon laisse entendre qu’il place la Nécessité au centre de l’univers ; c’est probablement une idée pythagoricienne ; car Parménide, qui suit les Pythagoriciens dans cette partie de son système, parle d’une ἀνάγκη centrale comme de la cause du mouvement et de la naissance. Cf. Diels Dox. Gr. 325 12 sqq.
  52. Éphémères, en ce sens qu’elles ne font que passer dans les corps ; en elles-mêmes elles sont immortelles.
  53. La croyance au génie, personnification de la destinée de chacun, existait avant Platon (cf. Phédon 107 d) ; mais il contredit l’opinion populaire, en proclamant que ce n’est pas le génie qui nous choisit, mais que c’est nous qui le choisissons et qui sommes ainsi responsables de notre destin.
  54. Donc les hommes ne sont pas en général capables de faire un bon choix par eux-mêmes. Ils doivent s’adresser au philosophe qui, en morale, comme en politique, est seul capable de diriger la foule.
  55. Cf. Phédon 81 d-82 b où Platon dit que les âmes qui ont pratiqué la tempérance et la justice par habitude, mais sans intelligence ni philosophie, émigreront dans des espèces animales sociables ou dans des corps de braves gens, mais que seules les âmes amies du savoir entreront dans l’espèce divine. Empédocle tenait, dit-on, « que la meilleure migration pour l’homme était de passer dans le corps d’un lion, si le sort voulait qu’il fût animal, et dans un laurier, si le sort voulait qu’il fût plante ». Élien Hist. An. XII, 7, frag. 127, Diels.
  56. Cf. Phédon 81 e Ἐνδοῦνται δέ, ὥσπερ εἰκός, εἰς τοσαῦτα ἤθη ὁποῖα ἄττ' ἄν καὶ μεμελετηκυῖαι τύχωσιν ἐν τῷ βίῳ.
  57. La forme ordinaire du nom est Thamyris ; mais Platon préfère Thamyras. Cf. Ion 533 c, Lois 829 e.
  58. Le principal trait du caractère d’Ajax était le θυμός ; de là son choix de l’animal qui représente par excellence le θυμοειδές.
  59. Les différentes variétés de vie dont parle ici Platon (μουσικός, πολεμικός, βασιλικός, γυμναστικός, τεχνικός, μιμητικός) se retrouvent aussi dans Phèdre 248 d/e.