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ION

l’entretien est en effet d’un tour qui confine à la bouffonnerie. Mais si l’on peut ici, comme souvent ailleurs, parler de « comédie », il serait excessif de comparer aux charges d’Aristophane la railleuse et spirituelle fantaisie de Platon. Le ton est tout différent, et la plaisanterie, dans sa vivacité, garde le plus souvent une charmante légèreté de touche. La figure d’Ion n’est pas, à proprement parler, une caricature. Les rhapsodes, selon l’opinion commune[1], ne brillaient point par l’intelligence, et Ion ne fait pas exception à la règle. Infatué de son talent, il ne cherche qu’une occasion de l’étaler ; c’est lui qui, par une méprise amusante, donne à l’entretien, pour son malheur, une direction inattendue. En le félicitant de bien comprendre la pensée d’Homère, Socrate veut dire seulement que le rhapsode, pour faire justement ressortir les nuances du texte qu’il récite, doit en avoir d’abord pénétré le sens. C’est ce que signifient les mots τὸν ῥαψῳδὸν ἑρμηνέα δεῖ τοῦ ποιητοῦ τῆς διανοίας γίγνεσθαι τοῖς ἀκούουσι (503 c). Ion s’imagine à tort que Socrate fait allusion à ses commentaires des poèmes homériques. Il ne se montre pas davantage capable de suivre le raisonnement de l’adversaire. La pensée qu’il participe, comme le poète, à une θεία μοῖρα flatte sa vanité ; l’explication de Socrate lui semble lumineuse ; cette révélation l’éclaire brusquement sur lui-même et sur l’effet qu’il produit (535 c). Néanmoins il tient à posséder une τέχνη : c’est un avantage dont il ne consent pas à être dépouillé. Même quand Socrate lui a fait admettre que les divers sujets traités par Homère relèvent de τέχναι spéciales, étrangères au rhapsode, il n’en persiste pas moins à soutenir que tous sont de son ressort. Il demeure effaré, lorsque Socrate lui fait voir qu’il n’a rien compris à la démonstration ou qu’il l’a oubliée (539 e-540 a). Finalement, perdant pied, il se raccroche, au hasard, à cette affirmation qu’il connaît mieux que personne le langage convenable à un chef d’armée : il n’y a pas de différence, déclare-t-il, entre στρατηγικός et ῥαψῳδὸς ἀγαθός (540 e). Et l’entretien le laisse dans l’état d’ahurissement où le mettraient les tours d’un prestidigitateur. Préfère-t-il passer pour θεῖος ou ἄδικος ? Il aime mieux être divin : « c’est bien plus beau ».

  1. Voir supra, p. 12.