Ion (trad. Méridier)/Notice

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Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome V, 1re partiep. 7-29).

NOTICE


Les rhapsodes.

L’Ion met aux prises Socrate avec un rhapsode. Nous n’avons pas a rechercher ici l’étymologie de ce nom, fort discutée déjà par les grammairiens anciens[1], ni à retracer l’histoire de ceux qui le portaient[2]. Peut-être à l’origine ne les distinguait-on pas des aèdes, c’est-à-dire des poètes épiques qui déclamaient leurs propres œuvres[3]. Mais au ve siècle, et avant cette époque, le mot ne désignait plus que ceux qui allaient récitant des poèmes dont ils n’étaient pas les auteurs[4]. Leur industrie s’était répandue à travers tout le monde grec ; dans les fêtes locales, comme dans les grandes solennités religieuses de caractère panhellénique, avaient lieu des concours de rhapsodes. Ils existaient anciennement à Sicyone, où ils furent supprimés par Clisthène[5] ; plus tard, Sparte, la Crète, les colonies doriennes de Libye en instituèrent à leur tour[6]. Enfin ces concours devaient être particulièrement nombreux et brillants dans les cités ioniennes d’Asie-Mineure qui avaient été le berceau de la poésie épique.

Les récitations rhapsodiques étaient en usage à Athènes avant le vie siècle, s’il est vrai qu’elles furent réglementées par Solon, qui leur imposa un ordre suivi[7]. Hipparque, fils de Pisistrate, décida, dit-on, que les poèmes homériques seraient récités d’un bout à l’autre aux grandes Panathénées[8].

L’activité des rhapsodes n’était pas limitée à Homère : Socrate félicite son interlocuteur de vivre dans la compagnie de « beaucoup de bons poètes[9] ». Mais, comme il l’indique aussitôt lui-même, les poèmes homériques étaient leur principale étude. Ils allaient de ville en ville, s’exhibant dans les fêtes et les concours. Ion d’Éphèse vient d’Épidaure, où il a remporté le prix aux Μεγάλα Ἀσκλαπίεια, et il s’apprête à concourir aux grandes Panathénées. En dehors de ces occasions solennelles, on avait souvent à Athènes l’occasion d’entendre les rhapsodes, s’il faut appliquer à leurs récitations proprement dites ce propos de Nicératos, dans le Banquet de Xénophon : « Je les entends presque tous les jours[10]. »

Le débit des rhapsodes n’était pas accompagné de lyre. Les mots dont se servent les anciens pour le désigner (ἀπαγγέλλειν λέγειν) montrent, d’autre part, qu’il n’avait rien d’un chant. Le rhapsode récitait, ou déclamait ; le terme de ῥαψῳδία, comme celui de ᾄδειν, très souvent employé pour les poèmes épiques, ne doit pas faire illusion[11]. Mais son art se rapprochait par la mimique de celui des acteurs[12]. Platon nomme souvent côte à côte ῥαψῳδοί et ὑποκριταί[13]. Les rhapsodes apparaissaient sur une tribune (ou scène, βῆμα, 535 e), vêtus de costumes somptueux aux couleurs vives[14], une couronne d’or en tête (535 d). Et leur jeu expressif, par lequel ils croyaient s’identifier aux héros dont ils contaient les aventures, faisait oublier au public qu’ils travaillaient pour un salaire (535 e). Transportés dans un monde merveilleux, les auditeurs étaient agités des mêmes émotions, diverses et profondes, qu’en écoutant les auteurs dramatiques (535 e).


Ion commentateur d’Homère.

Mais l’Ion ne touche qu’accessoirement (535 b-e) à ce qui est la fonction essentielle du rhapsode : la récitation des poèmes homériques. Ion se flatte aussi de commenter Homère, et de s’en acquitter avec plus d’abondance et d’éclat que personne. Cette tâche d’exégète lui semble faire partie de son art ; il avoue que c’est elle qui lui a coûté le plus de peine (535 c-d). Et c’est sur elle que s’engage la discussion dont est fait le dialogue.

Ion ne s’explique pas sur les occasions qui s’offrent à lui de dire tant de belles choses sur Homère. Ces commentaires accompagnent-ils ses récitations ? Est-ce dans les fêtes, dans les concours de rhapsodes qu’il les développe ? On songerait plutôt à des sortes d’ἐπιδείξεις, analogues à celles que donnaient les sophistes. Mais le mot διαλέγεσθαι (532 b) montre qu’il s’agit, non de séances publiques, mais de conversations privées[15]. C’est dans des cercles d’amateurs qu’Ion déploie sa virtuosité d’exégète, pareil à ces sophistes dont parle avec mépris Isocrate[16], qui s’assemblent au Lycée pour s’entretenir d’Homère et d’Hésiode, réciter leurs vers et faire assaut — sans originalité d’ailleurs — de propos ingénieux sur ces poètes.

De quelle nature sont les commentaires d’Ion ? Un passage fort intéressant du Banquet de Xénophon, sur lequel nous aurons à revenir, parle des ὑπόνοιαι (sens cachés) que certains s’attachaient à découvrir chez Homère[17]. Il s’agit de l’interprétation allégorique, fondée par Anaxagore et développée après lui par Métrodore de Lampsaque et Stésimbrote de Thasos : Métrodore est nommé par Diogène de Laërte[18] ; Xénophon mentionne Stésimbrote avec Anaximandre, au même endroit du Banquet. Or Ion déclare que ni Métrodore, ni Stésimbrote, ni Glaucon[19], ni personne n’a jamais pu exprimer sur Homère autant de belles pensées que lui. De ce rapprochement on est tenté d’induire qu’Ion pratique lui-même sur Homère l’exégèse allégorique. Mais ce genre d’activité, réservé aux philosophes, peut-il être attribué à un rhapsode ? Schleiermacher[20] avait déjà signalé l’invraisemblance d’une telle supposition. F. Dümmler[21] et après lui F. Stählin[22] ont soutenu, il est vrai, que derrière Ion c’est Antisthène qui est visé. Antisthène, qui tenait les poètes pour les interprètes de la sagesse divine et leur demandait des leçons, professait pour Homère une admiration particulière. Il lui avait consacré de nombreux écrits[23], et s’efforçait, en l’expliquant à sa mode, de retrouver chez lui les principes de sa propre morale[24]. L’auteur de l’Ion, comme celui du Banquet, attaquerait à mots couverts un ouvrage d’Antisthène, dont Ion représenterait la doctrine en donnant Homère pour la source de toute science. Bref, l’Ion marque, nous dit-on, une phase de la polémique de Platon contre Antisthène.

Si séduisante que puisse paraître cette hypothèse, et si intéressantes que soient les conclusions à en tirer, elle soulève de graves objections[25]. Bornons-nous à indiquer la plus directe. Quand Socrate, dans le Banquet de Xénophon, parle d’ὑπόνοιαι, il fait évidemment allusion à l’interprétation allégorique : on n’en peut douter, puisqu’il emploie le mot propre. Mais nulle part dans l’Ion il n’est question d’ὑπόνοιαι. Pour qualifier ses trouvailles d’exégète, le rhapsode se sert du mot διάνοιαι, qui a une tout autre valeur[26]. Lui-même il laisse entendre ce qu’il veut désigner par là. Son commentaire doit être une paraphrase élogieuse[27], par où il s’attache à faire ressortir les beautés d’Homère[28]. Ainsi paraît comprendre Socrate, qui appelle Ion Ὁμήρου ἐπαινέτης (536 d et 542 b fin), bien que l’expression ait en plusieurs endroits chez Platon un sens fort étendu[29].


Le véritable objet du dialogue.

Mais si les commentaires du rhapsode se réduisent à une paraphrase élogieuse sans portée philosophique, est-il vraisemblable que l’auteur de l’Ion ait consacré tout un dialogue à un si mince objet ? Schleiermacher[30] observe que les rhapsodes formaient une classe assez inférieure, sans contact avec l’élite de la population, et incapable en conséquence d’exercer une influence sensible sur la partie de la jeunesse à laquelle s’intéresse Platon. Peut-être répondra-t-on que les poèmes homériques tenaient dans l’éducation une place des plus importantes et que leur interprète, dont les récitations soulevaient d’enthousiasme, aux grandes fêtes, la cité tout entière, pouvait être écouté, quand il parlait d’Homère, avec une déférence attentive. Mais en fait nous voyons par les Mémorables[31] que les rhapsodes étaient considérés comme des sots, et l’attitude prêtée à Ion par l’auteur du dialogue s’accorde assez avec ce jugement sévère. Ce rhapsode d’Éphèse, vainqueur aux fêtes d’Épidaure et qui s’apprête à concourir aux Panathénées, est abordé par Socrate comme un personnage bien connu des Athéniens. Il peut avoir joui auprès d’eux d’une grande renommée[32], mais par sa virtuosité d’acteur, non par ses talents d’exégète.

Quand on examine de près le dialogue, on croit apercevoir la solution du problème. En apparence, l’objet du débat est de savoir si les commentaires du rhapsode sont dirigés par une τέχνη. L’argumentation de Socrate a pour effet de prouver qu’Ion, commentateur d’Homère n’est pas, quoi qu’il en pense, en possession d’un art. Elle comprend deux parties. La première se fonde sur cet aveu d’Ion que son habileté ne concerne qu’Homère. Or Homère traite en général les mêmes sujets que les autres poètes. Qu’il le fasse mieux, c’est possible ; mais la possession d’un art permet de parler avec une égale compétence de tous ceux qui, plus ou moins bien, le pratiquent. Si donc Ion ne sait parler que d’Homère, c’est qu’il ne possède pas de τέχνη (531 a-533 c). Devant la résistance du rhapsode, Socrate entreprend une seconde démonstration. La poésie homérique touche à toutes sortes d’arts : ceux du cocher, du médecin, du pêcheur, du devin. Chacun a son domaine propre, où la compétence appartient au spécialiste. Quel domaine assigner à l’art du rhapsode ? Il n’y en a pas : il n’existe pas de ῥαψῳδικὴ τέχνη. Cette deuxième conclusion confirme et complète la première. Annoncée presque dès le début, la discussion est résumée à la fin, de la façon la plus nette, par une conclusion qui s’adresse à Ion et paraît ne viser que lui.

En réalité, la critique du rhapsode tombe aussi sur les poètes dont il est l’interprète, et les conclusions formulées par Socrate les atteignent également. On n’en saurait douter pour la première démonstration : de même qu’Ion ne sait bien parler que sur Homère, le poète — Socrate le déclare expressément — ne peut exceller que dans un seul genre (534 c)[33]. Quant à la seconde, son application aux poètes n’est que suggérée, mais ce que Socrate enlève à Ion, ne le refuse-t-il pas du même coup à Homère ? Si parmi les arts auxquels touche la poésie homérique, il n’en est point qui appartienne en propre au rhapsode, la même conclusion vaut aussi pour le poète : toute l’argumentation de Socrate (539 d-540 c) lui est exactement applicable.

On est donc conduit à se demander si en réalité la discussion, tout en ayant l’air de porter essentiellement sur le rhapsode et ses commentaires, ne vise pas surtout la poésie[34]. Ce soupçon se confirme quand on observe que le débat se développe autour d’un morceau central qui est évidemment la pièce capitale de l’ouvrage. La forme dialoguée y fait place à deux longs discours de Socrate (533 c-535 a ; 535 e-536 d). Le changement de procédé, cet exposé didactique, l’espèce de solennité avec laquelle est introduit le premier discours, l’élévation soudaine du ton, tout montre qu’il faut chercher ici la véritable pensée de l’auteur et la clef de son dessein.

Dans le reste de l’ouvrage la discussion n’aboutit qu’à des conclusions négatives. Mais elles ne peuvent suffire. Si ce n’est pas un art, une τέχνη, qui dicte au rhapsode tant de belles choses sur Homère, alors qu’il ne trouve rien à dire sur les autres poètes, qu’est-ce donc qui le fait parler ? Socrate va le révéler. Le rhapsode, interprète du poète, est un anneau de la chaîne qui part de la Muse pour aboutir aux auditeurs et qui est parcourue par l’inspiration divine. C’est cette inspiration qui anime le rhapsode ; il la tient du poète, directement rattaché à la Muse, et la communique lui-même à ceux qui l’écoutent[35]. Pour expliquer le cas d’Ion, Socrate est donc remonté aux poètes, et c’est à eux qu’il s’arrête en développant la célèbre comparaison avec la pierre magnétique. Les bons poètes ne peuvent créer que sous le coup d’une possession divine, et quand le délire sacré leur a ôté la raison. Si leurs compositions étaient l’effet de l’art, ils sauraient aborder avec le même succès tous les genres. Or ils ne réussissent qu’en un seul, celui où ils sont poussés par la Muse. Et aux plus médiocres, comme Tynnichos de Ghalcis, le dieu se plaît à inspirer parfois des œuvres incomparables.

Ainsi la τέχνη, c’est-à-dire la possession d’un ensemble de règles reposant sur une connaissance scientifique (ἐπιστήμη), est refusée aux poètes. Ce que Socrate leur attribue, c’est un don divin (θεία μοῖρα, 534 b-c), une sorte d’enthousiasme et de délire qu’ils tiennent du dieu et qui les met en branle. Ce mystérieux privilège, la divinité le leur accorde à sa guise ; non seulement ils n’en sont pas maîtres, mais ils n’en ont point conscience ; bien plus, il suppose une perte momentanée de la faculté raisonnante.


Platon et la poésie.

L’auteur du dialogue n’a pas inventé cette conception de la poésie[36]. L’idée que le poète n’est que le porte-parole de la Muse apparaît aux premiers vers de l’Iliade et de l’Odyssée. On la retrouve chez Hésiode et chez Pindare. Parmi les philosophes, autant qu’on en peut juger, Démocrite est le premier qui l’ait admise. Mais Platon l’a reprise pour l’approfondir et en tirer hardiment les conséquences qu’elle lui semblait impliquer. Il est impossible de ne pas voir dans l’Ion l’illustration d’un passage de l’Apologie (22 a-c). Socrate, ne pouvant s’expliquer l’oracle de Delphes qui le désignait comme le plus savant des hommes, est allé interroger à Athènes ceux qui passaient pour posséder quelque savoir. Après les hommes d’État, il a consulté les poètes. Or il ne lui a pas fallu longtemps pour constater que « leurs créations sont dues non pas au savoir (σοφία), mais à un don naturel, à une inspiration divine (φύσει τινὶ καὶ ἐνθουσιάζοντες) analogue à celle des prophètes et des devins. Ceux-là en effet disent, eux aussi, beaucoup de belles choses, mais sans rien connaître à ce qu’ils disent ».

Même théorie dans le Phèdre (245 a). Platon y distingue diverses sortes de délire (μανίαι) envoyées aux hommes par les dieux. La première est celle qui inspire la Pythie de Delphes et les prêtresses de Dodone ; dans les cas de grandes calamités produites par des malédictions anciennes, la seconde a révélé les purifications et les rites d’initiation propres à y mettre fin. « Une troisième sorte de possession et de délire est celle qui vient des Muses. Lorsqu’elle s’empare d’une âme encore tendre et neuve, qu’elle la transporte, en lui inspirant des compositions lyriques et toutes les autres formes de poésie, et pare de ses charmes d’innombrables exploits des anciens, elle instruit les générations suivantes. Mais celui qui, sans ce délire des Muses, approche des portes de la poésie, persuadé apparemment que l’art suffira à faire de lui un poète, celui-là n’aboutit lui-même à aucun résultat, et son œuvre poétique, celle de l’homme de sang-froid, est éclipsée par celle des poètes en proie au délire ». Écoutons enfin l’Athénien des Lois (719 c) : « C’est un vieux propos, que nous n’avons cessé de tenir nous-mêmes et universellement admis, que le poète, quand il s’assied sur le trépied des Muses, n’est plus maître de sa raison ».

L’expression (θεία μοῖρα) employée pour définir ce délire sacré apparaît ailleurs chez Platon, notamment dans le Ménon, où elle s’oppose au mot science (ἐπιστήμη). Les grands hommes d’État, qui ont gouverné les cités sans l’aide du savoir, sont comparables aux prophètes, aux devins et aux poètes. Comme eux, on peut les appeler divins et inspirés (θείους εἶναι καὶ ἐνθουσιάζειν), car ils doivent au dieu qui les possède la faculté de dire ou de faire avec succès beaucoup de grandes choses sans rien savoir de ce dont ils parlent. La vertu n’est ni un don de nature, ni l’effet d’un enseignement, mais chez ceux qui la possèdent elle se produit par un privilège divin (θείᾳ μοίρᾳ, 99 e), sans que la raison entre en jeu (99 c-e). Cette sorte d’inspiration qui dirige les hommes d’État se confond avec l’opinion vraie (εὐδοξία, 99 b).

Il y aurait à rechercher s’il n’entre pas quelque ironie dans cette conception du délire divin attribué aux poètes[37]. On pourrait aussi se demander quelle valeur Platon entend lui assigner[38]. Il conviendrait de faire intervenir ici la chronologie, pour déterminer dans quelle mesure les idées du philosophe ont pu évoluer sur ce point. H. Raeder[39] observe que dans le Ménon il reconnaît à l’opinion vraie une utilité pratique égale à celle de la science. À cet égard le Ménon marquerait un changement dans sa manière de voir. De même dans le Phèdre, suivant H. Raeder, Platon place très haut l’inspiration poétique, qui met l’homme en relation directe avec le divin ; il a cessé d’attribuer à la science une valeur exclusive. Sans entrer dans un examen qui serait ici hors du sujet, il suffira de noter que, même dans le Phèdre, le poète n’occupe dans la hiérarchie des âmes que le sixième rang, juste au-dessus de l’artisan ou du laboureur (248 e).

Il semble, en tout cas, que l’auteur de l’Ion n’ait pour l’inspiration poétique, comparée à la science, qu’une estime assez médiocre[40]. C’est l’impression qu’on éprouve devant l’insistance qu’il met à dépouiller le poète de tout savoir et même de toute faculté personnelle, pour ne lui laisser que l’enthousiasme, force divine sans doute[41], mais qui lui vient du dehors, et dont il n’a ni le contrôle, ni la conscience, — étrangère à la raison et incompatible avec elle. Si haut que soit ce privilège, Socrate fait ressortir d’ailleurs combien il est limité et précaire. Le poète ne peut produire avec succès que dans le genre où il plaît à la Muse de l’engager. Hors d’état de comprendre les belles choses qui sortent de sa bouche, il est incapable de juger ceux qui parlent des matières mêmes dont il s’occupe[42].

Même si Platon doit être pris au sérieux quand il attribue au poète une inspiration divine, il n’est pas sûr qu’il faille voir autre chose qu’une concession de politesse, et au fond une pure ironie, dans l’application qu’il en fait au rhapsode. Admettons qu’il lui reconnaisse, au moins dans une certaine mesure, la θεία μοῖρα, lorsqu’il est le porte-parole du poète dont il récite les vers. Mais cette inspiration s’étend-elle aux commentaires d’Ion sur Homère[43] ?

Quoi qu’il en soit, ce sont bien les poètes que vise à travers le rhapsode l’auteur du dialogue. La théorie de l’inspiration divine qui, par une chaîne ininterrompue, va de la Muse aux auditeurs, lui permet de remonter par le rhapsode jusqu’au poète. L’Ion prend place à côté des ouvrages où Platon passe en revue, l’un après l’autre, quelques-uns de ceux que juge sommairement l’Apologie : les hommes d’État dans le premier Alcibiade, les devins dans l’Euthyphron. Dans l’Ion, c’est le tour des poètes. Mais le philosophe n’a pas voulu s’en prendre directement à eux. Il s’est servi d’un détour, et c’est un simple rhapsode qu’il a mis en scène[44].


L’authenticité du dialogue.

Cependant l’authenticité de l’Ion a été souvent contestée chez les modernes. Au iiie siècle après J.-C. elle ne faisait pas de doute pour Athénée[45] : il reproche à Platon d’y « insulter tous les poètes », jugement sommaire et excessif sans doute, mais qui paraît attester que l’auteur ne s’est pas mépris sur le véritable objet de l’ouvrage. Mais au xixe siècle, la critique s’est montrée plus défiante. Goethe[46] a manifesté sa surprise de trouver dans l’Ion un Platon et un Socrate si peu conformes à l’idée qu’on peut prendre d’eux dans les autres dialogues. Il estimait d’ailleurs, par une vue assez surprenante, que le traité n’a rien à faire avec la poésie. Schleiermacher a soumis l’Ion à un examen sévère[47]. Il insiste sur les contradictions qu’il croit découvrir dans la suite des idées, sur les incohérences du plan, sur la suffisance grossière et l’impolitesse de Socrate. Contre l’attribution à Platon il fait valoir enfin des raisons tirées de la langue. Ce qui semble le choquer surtout, c’est l’obscurité même du dessein poursuivi par l’auteur. Que l’objet du dialogue soit de tourner en dérision un rhapsode, nul ne saurait l’admettre. S’il vise les poètes, comment expliquer que la thèse ne soit pas présentée plus clairement ? Schleiermacher croit retrouver dans l’Ion le développement de la thèse déjà soutenue dans le Phèdre[48] sur les poètes, mais avec moins de netteté et de force. Frappé pourtant de l’accent incontestablement platonicien de certaines parties, il suppose que l’Ion est l’œuvre d’un disciple de Platon qui a travaillé, sans toujours bien comprendre, sur une ébauche du maître, ou peut-être une esquisse hâtive de Platon lui-même, qui n’a pu y mettre la dernière main. S’il hésitait encore à tenir l’Ion pour apocryphe, Bekker a été moins timide, et dans l’appendice ajouté à son étude Schleiermacher s’est rangé à l’avis de Bekker.

Le jugement de Goethe, les objections de Schleiermacher ont longtemps pesé sur la critique. Ast[49] et Zeller[50] se sont prononcés contre l’authenticité. G. Ritter[51] les a suivis, en alléguant des raisons de stylistique : l’usage qui est fait dans l’Ion des formules de réponse. L’authenticité, soutenue par K. Fr. Hermann[52], G. G. Nitzsch[53], Stallbaum[54], F. Dümmler[55], F. Stählin[56], Ed. Meyer[57], Gomperz[58], a trouvé plus récemment des défenseurs dans W. Janell[59] et H. Raeder[60]. Enfin Wilamowitz, après l’avoir longtemps niée[61], l’admet dans l’étude qu’il a consacrée à l’Ion[62] et où il examine les divers problèmes posés par le dialogue. Il reconnaît qu’elle est aujourd’hui généralement acceptée. Mais aux réserves dont il enveloppe son adhésion on peut encore mesurer l’impression profonde qu’avaient faite sur lui les critiques de Schleiermacher.

En essayant de dégager le sens de l’Ion, nous avons indiqué par avance quelques-unes des difficultés auxquelles se heurte l’interprétation du dialogue, et comment elles nous paraissent se résoudre. Écartons les objections tirées de la langue et du style : celles de Schleiermacher, d’ailleurs peu nombreuses, portent à faux[63] ou se réduisent à des appréciations arbitraires[64] ; et l’on peut en dire autant de celles de C. Ritter[65]. Que le fond du dialogue soit platonicien, c’est ce que reconnaissent Schleiermacher et Zeller, et ce qui ressort des rapprochements indiqués plus haut. Les critiques qui touchent au plan et à la conduite du dialogue, les reproches d’obscurité, d’incohérence, ou de faiblesse dialectique faits à l’auteur sont plus sérieux. Mais, même justifiés, que prouveraient-ils en soi contre l’authenticité[66] ? Tout ce qu’on en pourrait conclure, c’est que Platon n’a pas fait montre ici de la même sûreté ni du même art qu’ailleurs, fait explicable si l’Ion est une œuvre de début[67]. Sur tous ces points, d’ailleurs, il y aurait bien des réserves à faire. Qu’un interlocuteur tel qu’Ion soit traité par Socrate avec une liberté assez cavalière, on ne saurait s’en étonner. Mais n’y reconnaît-on pas encore, sous une forme un peu appuyée, l’ironie habituelle à Socrate[68] ? La fin du dialogue est un délicieux persiflage où tout porte la marque de Platon. Il n’est pas juste de taxer d’incohérence et de grossièreté l’attitude de Socrate demandant à Ion un exemple de son savoir-faire, puis refusant de l’entendre, et pour finir, lui reprochant de n’avoir pas voulu montrer ses talents[69]. Avant d’écouter le rhapsode, Socrate a voulu savoir si ses commentaires ont une valeur scientifique et sur quels objets porte sa prétendue τέχνη. De la discussion il résulte qu’Ion est incapable de répondre, parce que la τέχνη dont il se pare lui fait défaut : il ne possède aucune compétence spéciale. Socrate n’a donc pas tort de conclure qu’il lui a fait une promesse de hâbleur. Qu’il entre d’ailleurs une part de sophisme[70] dans les raisonnements et les conclusions de Socrate, on peut l’accorder. Il est permis notamment de protester, avec Goethe et Wilamowitz[71], contre une théorie qui dans la définition de l’œuvre poétique ne tient pas compte de la forme, et qui reconnaît aux seuls gens de métier : cochers, pêcheurs, médecins, etc., le pouvoir et le droit de juger si Homère parle bien ou mal des τέχναι qu’ils représentent[72]. Mais il y a parfois du sophiste chez Platon[73], et d’autres dialogues, d’une portée bien supérieure à l’Ion, nous laissent une impression analogue.

Pour ce qui est de la conduite de l’ouvrage, nous croyons avoir montré que le reproche d’incohérence est peu justifié. Les deux démonstrations de Socrate sont inséparables l’une de l’autre : elles se pénètrent et se ramènent à l’unité[74]. Dans la première partie, l’exemple de la divination objecté au rhapsode est-il un emprunt maladroit à l’argumentation de la seconde ?[75] Nous ne le croyons pas. Il tend à prouver qu’Ion, s’il parlait d’Homère d’après une τέχνη, saurait également parler d’Hésiode. L’argument est à sa place dans la démonstration. Dans la seconde, l’exemple prendrait un autre sens : il servirait à montrer que, sur chaque τέχνη particulière, le rhapsode est dépourvu de la compétence propre au spécialiste. Par deux voies différentes Platon s’achemine à la même conclusion : Ion ne possède pas de τέχνη.

Quant aux contradictions, où sont-elles ? Il est vrai que la ποιητικὴ τέχνη paraît présentée tour à tour comme une et multiple, ce que Schleiermacher[76] juge inacceptable. Mais le raisonnement est celui-ci. S’il existe une ποιητικὴ τέχνη, elle doit permettre à qui la possède de parler de tous les poètes avec une égale compétence. Ion en est incapable ; cette τέχνη lui fait donc défaut. D’ailleurs l’œuvre poétique — celle d’Homère, dont s’occupe Ion — se résout en éléments qui relèvent de τέχναι diverses. Il ne peut être question d’une ποιητικὴ τέχνη. Le rhapsode possède-t-il du moins une de ces τέχναι, qui le mettrait en état de porter un jugement sur telle ou telle partie d’Homère ? Non : il est impossible de trouver dans l’œuvre homérique rien qui se rattache à une ῥαψῳδικὴ τέχνη[77].

Enfin, si le véritable but de l’Ion ne s’aperçoit pas au premier coup d’œil, c’est sans doute que l’auteur avait ses raisons pour ne pas mettre en scène un poète. C’est à dessein qu’il a pris un rhapsode, mais son intention apparaît clairement lorsqu’on étudie la composition même, et qu’on replace l’Ion dans l’ensemble de l’œuvre de Platon.

Wilamowitz, après Goethe, signale ce qu’il y a d’ « aristophanesque » dans le ton du dialogue. La conclusion de l’entretien est en effet d’un tour qui confine à la bouffonnerie. Mais si l’on peut ici, comme souvent ailleurs, parler de « comédie », il serait excessif de comparer aux charges d’Aristophane la railleuse et spirituelle fantaisie de Platon. Le ton est tout différent, et la plaisanterie, dans sa vivacité, garde le plus souvent une charmante légèreté de touche. La figure d’Ion n’est pas, à proprement parler, une caricature. Les rhapsodes, selon l’opinion commune[78], ne brillaient point par l’intelligence, et Ion ne fait pas exception à la règle. Infatué de son talent, il ne cherche qu’une occasion de l’étaler ; c’est lui qui, par une méprise amusante, donne à l’entretien, pour son malheur, une direction inattendue. En le félicitant de bien comprendre la pensée d’Homère, Socrate veut dire seulement que le rhapsode, pour faire justement ressortir les nuances du texte qu’il récite, doit en avoir d’abord pénétré le sens. C’est ce que signifient les mots τὸν ῥαψῳδὸν ἑρμηνέα δεῖ τοῦ ποιητοῦ τῆς διανοίας γίγνεσθαι τοῖς ἀκούουσι (503 c). Ion s’imagine à tort que Socrate fait allusion à ses commentaires des poèmes homériques. Il ne se montre pas davantage capable de suivre le raisonnement de l’adversaire. La pensée qu’il participe, comme le poète, à une θεία μοῖρα flatte sa vanité ; l’explication de Socrate lui semble lumineuse ; cette révélation l’éclaire brusquement sur lui-même et sur l’effet qu’il produit (535 c). Néanmoins il tient à posséder une τέχνη : c’est un avantage dont il ne consent pas à être dépouillé. Même quand Socrate lui a fait admettre que les divers sujets traités par Homère relèvent de τέχναι spéciales, étrangères au rhapsode, il n’en persiste pas moins à soutenir que tous sont de son ressort. Il demeure effaré, lorsque Socrate lui fait voir qu’il n’a rien compris à la démonstration ou qu’il l’a oubliée (539 e-540 a). Finalement, perdant pied, il se raccroche, au hasard, à cette affirmation qu’il connaît mieux que personne le langage convenable à un chef d’armée : il n’y a pas de différence, déclare-t-il, entre στρατηγικός et ῥαψῳδὸς ἀγαθός (540 e). Et l’entretien le laisse dans l’état d’ahurissement où le mettraient les tours d’un prestidigitateur. Préfère-t-il passer pour θεῖος ou ἄδικος ? Il aime mieux être divin : « c’est bien plus beau ».


La date du dialogue.

À quelle époque l’entretien est-il censé avoir lieu ? On apprend (541 c) qu’Éphèse est sous le pouvoir civil et militaire d’Athènes. Or la patrie du rhapsode, qui, entrée dans la première confédération maritime, restait encore fidèle à la cause athénienne en 424[79], s’en détacha quelques années plus tard. Avant l’expédition de Sicile, elle tomba, semble-t-il, aux mains du satrape Tissapherne[80], et dès lors prit ouvertement parti contre Athènes. Mais on la voit, en 394, se séparer de Sparte pour conclure avec Rhodes, Samos, Cnide et Iasos, une ligne défensive favorable à Athènes[81] ; puis de nouveau, en 391/390, se rapprocher de Sparte ; en 388/387 elle est à ses côtés[82]. D’après cette première indication, on rapportera la date supposée de l’entretien soit aux années qui ont précédé 415, soit à la période qui va de 394 à 387 ou, plus exactement, à 391.

C’est à cette dernière qu’il faut s’arrêter. Socrate mentionne[83] en effet trois étrangers : Apollodore de Cyzique, Phanosthène d’Andros et Héraclide de Clazomène, qui se sont vu confier par Athènes des commandements militaires et d’autres charges. Le même fait est rapporté d’Apollodore et d’Héraclide par Élien[84], d’Héraclide et de Phanosthène par Athénée[85]. D’ailleurs ces deux écrivains n’ajoutent rien à l’indication de Platon, qu’ils se bornent visiblement à reproduire. Wilamowitz, après Bergk, a d’abord[86] voulu reconnaître dans Apollodore le personnage de ce nom dont parle Pausanias[87], un chef de mercenaires qui avait sa tombe au Céramique. Or, cet Apollodore étant contemporain de Philippe, l’identification, si elle était exacte, démontrerait que l’Ion n’est pas authentique. Mais dans son ouvrage sur Platon, paru en 1920[88], Wilamowitz renonce à ce rapprochement : Pausanias, qui qualifie Apollodore d’Athénien, ne dit nullement qu’il fût étranger d’origine, et il a pu exister bien d’autres hommes de ce nom. Phanosthène est nommé par Xénophon[89] comme ayant été envoyé contre Andros à la place de Conon, dans l’hiver de 406/405. Ed. Meyer[90] voit en lui un des Andriens dont parle Andocide[91], à qui Athènes, manquant d’hommes, avait accordé le droit de cité. Le discours d’Andocide est de 399, mais, si Phanosthène était chargé par les Athéniens, en 406/405, d’un commandement militaire, c’est sans doute qu’à cette date il avait déjà acquis le titre de citoyen. La mention d’Héraclide fournit un renseignement plus précis. L’Ἀθηναίων πολιτεία[92] nous apprend que ce personnage fit élever à deux oboles l’indemnité des ecclésiastes athéniens. La mesure doit être placée en 393 au plus tard[93] : Héraclide avait donc, à ce moment-là, reçu le droit de cité, peut-être depuis plusieurs années, vers le début du ive siècle[94]. En rapprochant cette indication de celle que fournit la mention d’Éphèse, on est amené à conclure que la date supposée de l’entretien se place entre 394 et 391[95].

Au reste, la question est d’intérêt secondaire. Ce qui importe davantage, c’est de déterminer la date réelle de l’ouvrage. On a vu[96] comment Schleiermacher la plaçait sans hésiter après celle du Phèdre. Mais il considérait ce dernier dialogue comme une œuvre de jeunesse[97] ; or, cette conception est généralement abandonnée aujourd’hui. Si l’on admettait l’antériorité du Phèdre, il faudrait assigner à l’Ion une date assez basse. Ainsi fait St. G. Stock[98], qui le met, dans l’ordre des temps, après la République, c’est-à-dire, si l’on adopte la chronologie proposée par H. Raeder, après 380. C’est aussi une œuvre de la pleine maturité, contemporaine du Théétète et d’une partie de la République, que F. Dümmler[99], suivi par F. Stählin[100], propose de voir dans l’Ion.

L’Ion présente avec deux passages du Banquet de Xénophon des ressemblances indéniables[101] : « Mon père, dit Nicératos, soucieux de faire de moi un honnête homme, m’a contraint d’apprendre tous les vers d’Homère. Et aujourd’hui je serais en état de réciter en entier l’Iliade et l’Odyssée. — Ignores-tu, dit Antisthène, que tous les rhapsodes, eux aussi, savent ces vers ? — Comment pourrais-je l’ignorer, réplique Nicératos, moi qui les entends presque chaque jour ? — Connais-tu donc une engeance plus sotte que les rhapsodes ? — Non par Zeus ! dit Nicératos, je ne crois pas. — Il est clair en effet, dit Socrate, qu’ils ne savent pas les sens allégoriques. Mais toi, tu as donné beaucoup d’argent à Stésimbrote, Anaximandre, et plus d’un autre, de sorte que rien ne t’a échappé des endroits qui ont de la valeur[102]. » Et plus loin : « Vous savez sans doute, dit Nicératos, qu’Homère, le plus savant des hommes, a traité dans ses poèmes de presque toutes les choses humaines. Celui de vous qui voudra acquérir les talents du bon intendant, de l’orateur ou du général, qu’il m’entoure donc de ses prévenances ! Car toutes ces sciences m’appartiennent. — Connais-tu aussi l’art de régner ?… dit Antisthène. — Oui, par Zeus ! répond Nicératos, et je sais aussi qu’un conducteur de char doit tourner près de la borne (ici les trois vers de l’Iliade, XXIII, 335-7). En outre, je sais encore autre chose… Car Homère dit quelque part : « Par-dessus, de l’oignon, condiment du breuvage » (Il., XI, 630)[103]. »

On s’est demandé depuis longtemps de quelle nature est le rapport entre les deux ouvrages. Dümmler[104] refuse d’admettre que Platon ait pu viser Nicératos ; il pense que Platon et Xénophon se réfèrent indépendamment à un même traité d’Antisthène. D’après Ast, l’auteur de l’Ion (faussement attribué à Platon) s’est inspiré à la fois du Banquet de Xénophon et de l’endroit des Mémorables rappelé plus haut[105], sans parler du Phèdre qu’il aurait maladroitement utilisé[106]. On ignore la date du Banquet, antérieur au Banquet de Platon, selon les uns, composé après lui, suivant les autres[107]. De toute façon, Xénophon n’a pas dû commencer à écrire avant son établissement à Scillonte, qu’il faut fixer autour de 387. Si l’Ion s’inspirait du Banquet, il conviendrait donc d’en placer la composition après cette date, peut-être même sensiblement plus bas[108]. Mais ici toutes les vraisemblances désignent Xénophon comme l’imitateur[109]. Dans l’Ion, la citation de l’Iliade relative au conducteur de char est tout à fait à sa place ; dans le Banquet (où elle se réduit à trois vers), son apparition est inattendue. La remarque est encore plus vraie de la seconde citation de Nicératos (sur l’oignon). Quand on passe de l’Ion au Banquet, on a nettement l’impression que Xénophon se souvenait de Platon. La manière, assez incohérente, dont les idées s’associent dans la bouche de Nicératos, les mots mêmes dont il se sert pour les introduire semblent en être la preuve.

De l’incontestable rapport qui unit l’Ion et le Banquet de Xénophon, il n’y a donc rien à tirer pour la date du premier. Les allusions à Héraclide de Clazomène et à la situation d’Éphèse montrent que l’Ion n’est pas antérieur à 394. Convient-il de le faire descendre beaucoup plus bas ? Les deux ou trois particularités de langue invoquées par St G. Stock pour placer l’Ion après la République n’ont rien de décisif. Un examen plus étendu des formules de réponse, de l’hiatus, de l’emploi des adverbes ὥσπερ et καθάπερ, conduit au contraire W. Janell[110] à ranger l’Ion parmi les écrits de jeunesse, non loin de l’Hippias mineur. Cette date expliquerait notamment le ton dogmatique prêté à Socrate. Les deux dialogues offrent d’ailleurs d’autres analogies. Comme Ion, Hippias cite et commente la poésie homérique. Et Socrate, ne pouvant interroger Homère lui-même, demande au sophiste de lui répondre à la fois en son nom et au nom du poète. La ressemblance avec l’Ion est manifeste[111], quoique dans l’Hippias les citations d’Homère ne fournissent qu’un point de départ.

Pour attribuer l’Ion à la jeunesse de Platon on a souvent allégué aussi les imperfections de la forme et du plan[112]. Wilamowitz, vivement frappé de ces défauts, croit y trouver un argument si fort qu’il n’hésite pas à considérer Ion comme le premier en date des dialogues platoniciens[113]. On peut reconnaître en effet, dans les parties dialoguées, une raideur un peu gauche, et une certaine monotonie dans l’emploi des formules. Mais y a-t-il chez Platon beaucoup de pages plus exquises que le discours de Socrate où se trouve la comparaison de la pierre magnétique ? C’est dans le texte qu’il faut lire le développement sur les poètes (533 e sq.). Il se déroule avec la souplesse nonchalante de la phrase parlée, et voici surgir une à une, pour peindre le délire et la nature divine du poète, de magnifiques ou charmantes images : les bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait, les jardins et les vallons des Muses, et les abeilles qui y butinent en voltigeant, « car le poète est chose légère, ailée, sacrée… ». Quant aux critiques faites à la composition, nous avons essayé de montrer qu’elles sont peu justifiées.

Ce n’est pas sur ces motifs que nous nous fondons pour voir dans l’Ion une œuvre de jeunesse. Mais, en dehors des raisons de style alléguées par Janell, des analogies signalées plus haut entre l’Ion et l’Hippias mineur, le sujet même du dialogue, les idées qu’on y trouve exposées nous invitent à le mettre aux côtés de l’Apologie et de l’Hippias. Stallbaum note justement[114] que l’auteur y apparaît tout pénétré encore de l’enseignement socratique, tandis que rien n’y annonce la théorie des Formes. Enfin l’allusion très précise faite à la situation d’Éphèse paraît bien indiquer que le dialogue n’a pas été composé après 391, et qu’on doit en fixer la date dans les trois ou quatre années qui précèdent[115]. L’Ion se range naturellement, nous l’avons dit[116], dans le groupe des ouvrages qui illustrent d’exemples particuliers l’enquête rapportée par Socrate dans l’Apologie. Faut-il en induire[117] que l’Ion, comme le premier Alcibiade, le Lachès, l’Euthyphron, a suivi l’Apologie ? Sur ce point l’argumentation de H. Raeder[118] n’emporte pas la conviction, et il est sage de ne pas conclure.


CONSPECTUS SIGLORUM


T = Cod. Venetus app. class. 4, cod. 1 (sub fin. xi uel init. xii saec.)

W = Cod. Vindobonensis 54, suppl. phil. gr. 7 (fortasse saec. xii).

F = Cod. Vindobonensis 55, suppl. phil. gr. 39 (saec. xiv).

Raro memorantur etiam S = Cod. Venetus 189 (saec. xiv) et E = Cod. Venetus 184 (saec. xv).


  1. Eustathe, ad Il., p. 6 (cf. schol. Pindare, Ném. II, 2) rapporte trois explications différentes : la première partie du mot venait, selon les uns, de la baguette (ῥάβδος) que les récitants tenaient à la main ; suivant les autres, de ῥάπτειν (coudre, assembler), parce que les rhapsodes réunissaient en un tout des chants isolés ; d’autres enfin entendaient ῥάπτειν au sens de composer : interprétation assez vraisemblable, si les rhapsodes se confondaient primitivement avec les aèdes. Les textes relatifs à ce débat ont été réunis par S. F. Dresig (Commentatio critica de rhapsodis, § II et suiv., Leipzig, s. d.).
  2. S. F. Dresig, o. l., § X et suiv. ; G. G. Nitzsch, Platonis dialogus Ion, Lipsiae, 1822, p. 4 et suiv.
  3. Platon lui-même, parlant d’Homère et d’Hésiode, qui récitaient leurs poèmes, se sert du mot ῥαψῳδεῖν, Rép., 600 d. Dans Ion, l’aède Phémios est appelé ῥαψῳδός (533 c), peut-être, il est vrai, par plaisanterie. Voir Dresig, o. l. M. V. Bérard (Introduction à l’Odyssée, vol. III, p. 446) incline à retrouver les premiers rhapsodes dans les Homérides de Chios, qui, pendant la première moitié du viie siècle, cousirent (ῥαπτῶν ἐπέων ἀοιδοί, Pindare Ném. II, 1) et amalgamèrent en un seul les poèmes de l’Odyssée. Après eux le nom resta à leurs disciples et successeurs dans le métier.
  4. Kynaethos de Chios aurait le premier fait œuvre de rhapsode à Syracuse, vers l’olympiade 69 (?). Voir schol. Pind. Ném. II, 1 ; cf. Eustathe, ad Il., p. 6.
  5. Hérodote, V, 67.
  6. Maxime de Tyr, XXIII, 5. — Des inscriptions béotiennes, d’Orchomène et de Thespies, mentionnent les rhapsodes vainqueurs au concours des Chariteisia et à la fête des Muses, aux iie et ier siècles avant J.-C.
  7. Diogène de Laërte, I, 2, 57.
  8. Pseudo-Platon, Hipparque, 228 b. L’indication est d’ailleurs suspecte, car la même phrase attribue à Hipparque le mérite d’avoir le premier introduit à Athènes les poèmes d’Homère. Lycurgue, C.  Léocrate, 102, rappelle qu’une loi des ancêtres réserve à ces seuls poèmes l’honneur d’une récitation régulière aux grandes Panathénées.
  9. Ion, 530 b. Chamæléon, cité par Athénée, XIV, 620, 12, disait dans son livre sur Stésichore que les rhapsodes, outre les poèmes d’Homère, « chantaient » encore ceux d’Hésiode, Archiloque, Mimnerme, et Phocylide.
  10. 3, 6.
  11. Voir Nitzsch, o. l., p. 6. Dans Ion (536 b) l’expression φθέγξηται μέλος, bizarre à première vue, s’explique par la comparaison que Socrate a dans l’esprit, et qu’il développe ensuite, avec les κορυβαντιῶντες.
  12. Eustathe, o. l., ὑπεκρίνοντο δραματικώτερον.
  13. Ion, 532 d, etc. Cf. Aristote, Poétique, 26, 1462 a.
  14. Ion, 537 d. De couleur pourpre, quand ils récitaient l’Odyssée ; rouge, quand ils récitaient l’Iliade, d’après Eustathe.
  15. Voir l’ensemble de la phrase : ὅταν μέν τις περὶ ἄλλου του ποιητοῦ διαλέγηται… ἐπειδὰν δέ τις περὶ Ὁμήρου μνησθῇ…
  16. Panathénaïque, 236 c-e.
  17. 3, 5 et suiv.
  18. II, 3, 7.
  19. On a voulu reconnaître dans ce personnage Glaucon de Téos, dont parle Aristote (Rhét., III, i § 3). A. Rostagni (La Poetica di Aristotele, Torino, 1927, p. 112, note) pense qu’il faut plutôt l’identifier avec le Glaucon mentionné par la Poétique (25, 1461 b 1), c’est-à-dire avec Glaucon de Rhégion, auteur d’un des plus anciens traités de critique poétique, Περὶ τῶν ἀρχαίων ποιητῶν καὶ μουσικῶν.
  20. Platons Werke, dritte Auflage I, 1, p. 309.
  21. Antisthenica, p. 30 et suiv.
  22. Die Stellung der Poesie in der platonischen Philosophie, 1901, p. 26 et suiv.
  23. Diogène de Laërte, VI, 9, 15-18.
  24. Peut-être, notamment, dans les traités Περὶ ἐξηγητῶν et Περὶ Ὁμήρου.
  25. W. Janell, Quaestiones Platonicae, 1901, p. 328, note 10.
  26. id.
  27. On peut songer aussi à des amplifications comme celle dont se vante Hippias (Hipp. maj., 286 a et suiv.). Cf. Janell, o. l., p. 328.
  28. Εὖ κεκόσμηκα τὸν Ὅμηρον (530 d).
  29. Cf. Protag., 309 a ; Rép., X, 606 e etc. Voir Nitzsch, o. l., p. 9, et U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon, zweiter Band, zw. Auflage, Berlin, 1920, p. 41, note 2.
  30. O. l., p. 181.
  31. IV, 2, 10 πάνυ ἠλιθίους. Cf. Banquet, 3, 6.
  32. Wilamowitz, o. l., p. 42.
  33. Schleiermacher, o. l., p. 311 ; Stallbaum, Prolegomena ad Ionem, 1857, p. 338.
  34. Déjà vu par Schleiermacher, o. l., p. 181.
  35. Du dieu, figuré par l’aimant, dépend le poète (premier anneau) ; du poète, le rhapsode (second anneau). F. Stählin (o. l., p. 31) compare à cette hiérarchie celle que la République (596 sq.) établit entre l’Idée, l’objet sensible, et l’imitateur. De même que le peintre (ou le poète), c’est-à-dire l’imitateur, est éloigné de trois degrés de la nature et de la réalité (Rép., 597 e), les rhapsodes, « interprètes d’interprètes » (Ion 535 a), sont, de trois degrés, éloignés du divin. Il n’y a d’ailleurs point à en conclure que la théorie des Idées soit déjà en germe dans l’Ion.
  36. Sur les vues de Platon touchant la poésie, voir F. Stählin, o. l. ; W. Chase Greene, Plato’s view of poetry (Harvard Studies, I, 29, 1918) ; G. Colin, Platon et la poésie (REG, 1918, p. 1 et suiv.).
  37. H. Raeder, Platons philosophische Entwickelung, p. 91, se prononce nettement pour l’affirmative en ce qui concerne Ion, selon lui raillerie mordante contre les poètes ; sur la difficulté du problème, voir F. Stählin, o. l., p. 1 et suiv.
  38. Voir W. Chase Greene, o. l., p. 1 sq.
  39. Cf. Wilamowitz, o. l., p. 43.
  40. G. Colin, o. l., p. 7 ; cf. St. G. Stock, The Ion of Plato, 1909, p. viii.
  41. Suivant Nitzsch, o. l., Prolegomena, p. 19, Platon, tout en gardant les formules traditionnelles, s’attaquerait à la vieille croyance qui attribuait à une impulsion divine des états naturels.
  42. Cf. Rép., 601 c sq.
  43. Wilamowitz, o. l., p. 45.
  44. H. Raeder, op. laud., p. 91.
  45. Banquet des sophistes, XI, 114.
  46. Voir Wilamowitz, op. laud., p. 32.
  47. O. l., p. 181 sq.
  48. Voir plus haut.
  49. Platons Leben und Schriften, 1816, p. 468 sq.
  50. Die Philosophie der Griechen³, 1875, II, 1, p. 418.
  51. Untersuchungen über Plato, 1888, p. 15 sq.
  52. Geschichte und System der platon. Philosophie, 1839, p. 435-439.
  53. O. l., Prolegomena.
  54. Prolegomena ad Ionem, 1857, p. 341.
  55. Antisthenica, 1882, p. 27 sq.
  56. O. l., p. 30 sq.
  57. Forschungen zur alten Geschichte, II, p. 174 sq.
  58. Les penseurs de la Grèce, trad. A. Reymond, II, p. 299, note 1.
  59. Quaestiones platonicae, p. 324 sq.
  60. O. l., p. 90 sq.
  61. Aristoteles und Athen, 1893, p. 188, note 4 ; Hermes, 1909, p. 458 sq.
  62. Platon, zweiter Band, zw. Auflage, 1920, p. 32 sq.
  63. Ainsi quand il déclare, p. 311, que l’emploi transitif de ὁρμῶ (534 c) est insolite en prose : on en trouve d’autres exemples chez Platon lui-même, dans le Phèdre, la République et les Lois.
  64. Par ex., lorsqu’il écrit (même endroit) que λέγουσι (534 c) ne convient pas pour des poètes lyriques.
  65. W. Janell, o. l., p. 336.
  66. Certains ont reproché au Phèdre — dont l’authenticité est hors de doute — une composition peu rigoureuse.
  67. Wilamowitz, o. l., p. 43 sq. Voir infra.
  68. Est-il légitime de soutenir avec Wilamowitz (p. 45) que Socrate est ici tout différent de ce qu’il apparaît ailleurs, notamment dans l’Apologie ? Il faut, au reste, tenir compte des conditions particulières de chaque dialogue et des différences de ton qui en résultent.
  69. Schleiermacher, o. l., p. 309, 312.
  70. Wilamowitz y insiste, non sans excès, p. 44-45.
  71. O. l., p. 44-45.
  72. Cf. Rép., 598 c.
  73. G. Colin, o. l., p. 31.
  74. Ainsi s’explique à la fin du dialogue, dans la conclusion qui le résume, le rappel de la θεία μοῖρα définie par Socrate dans la première partie.
  75. Comme le prétend Schleiermacher, o. l., p. 309.
  76. o. l., p. 182.
  77. L’idée, exposée dans l’Ion, que le poète ne peut produire avec succès que dans un seul genre n’est pas en contradiction, quoi qu’en dise Schleiermacher (o. l., p. 311), avec l’endroit du Banquet (223 d) où Socrate oblige Agathon et Aristophane d’admettre que le poète capable de composer des tragédies d’après une τέχνη doit être aussi en état d’écrire des comédies. Comme nul n’a pu le faire (Rép., III, 395 a), il n’y a qu’une conclusion à en tirer : la τέχνη fait défaut aux poètes (voir H. Raeder, o. l., p. 167).
  78. Voir supra, p. 12.
  79. Thucydide, IV, 50.
  80. Bürchner dans Pauly-Wissowa, 5², p. 2790.
  81. Cf. Pausanias, VI, 3, 6.
  82. B. Keil, Die Rechnungen über den Epidaurischen Tholosbau (Mitt. des kaiserl. deutsch. arch. Inst. Athen. Abtheil. XX, 1895, p. 76).
  83. 541 cd.
  84. Histoire variée, XIV, 5.
  85. XI, 114.
  86. Aristoteles und Athen, I, p. 188, 4.
  87. I, 29, 7.
  88. Vol. II, p. 33.
  89. Helléniques, I, 5, 18-19.
  90. Forschungen, II, p. 174.
  91. Sur les mystères, 149.
  92. XLI, 3.
  93. Kahrstedt dans Pauly-Wissowa, p. 457-8.
  94. Mais pas avant 403 ; cf. Dittenberger, Sylloge I³, 118.
  95. Notons l’anachronisme : Socrate est mort en 399.
  96. Supra, p. 18.
  97. Il le datait de 406.
  98. The Ion of Plato, 1909, p. x-xi.
  99. O. l., p. 62. Sur ce point, d’ailleurs, Dümmler n’est pas affirmatif.
  100. O. l., p. 32.
  101. Wilamowitz, o. l., p. 34.
  102. Banquet, 3, 5-6 ; cf. Ion, 530 c-d.
  103. Banquet, 3, 6-7 ; cf. Ion, 537 a-b ; 538 c.
  104. O. l., p. 30.
  105. P. 12.
  106. Ce qui n’empêchait pas Ast de proposer pour l’Ion la date de 406 ou 405.
  107. Voir l’édition du Banquet de Platon par Hug, Leipzig, 1876, p. xxiii et sq. La seconde hypothèse me semble la plus probable (cf. W. Janell, o. l., p. 328). Dans la Notice de son édition du Banquet, M. Robin, après un examen approfondi de la question, renonce à conclure.
  108. Suivant Ad. Roquette, De Xenophontis vita, Progr. Königsberg, 1884, le Banquet doit être de 380 environ.
  109. Wilamowitz, o. l., p. 35. W. Janell l’avait déjà très bien montré.
  110. O. l., p. 333 sq.
  111. H. Raeder, o. l., p. 94.
  112. W. Janell, o. l., p. 327.
  113. O. l., p. 36 sq.
  114. O. l., p. 339-40.
  115. B. Keil, o. l., s’arrête à 394-3, mais ses calculs fondés sur la date des Panathénées semblent ici fort hasardeux.
  116. P. 17.
  117. H. Raeder, o. l., p. 91.
  118. Si l’Apologie avait été écrite après ces dialogues, on comprendrait mal, dit H. Raeder, qu’elle ne suive pas plus exactement, dans le récit de l’enquête entreprise par Socrate, les exemples déjà traités.