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SISYPHE

388 e) rappellent l’expérience de Socrate sur le petit esclave (Ménon, 82 a-85 c). Mais voici qui est peut-être encore plus typique : le Socrate pseudo-platonicien se sert, pour définir la délibération, de termes analogues à ceux qu’emploie le Socrate du Ménon pour définir la δόξα : délibérer, dit-il, n’est pas savoir ; c’est conjecturer, deviner, improviser, atteindre le vrai, mais au petit bonheur : διαμαντευόμενον καὶ σχεδιάζοντα λέγειν ὅτι ἂν τύχῃ, εἰκάζοντα… ἀπὸ τύχης εἰπόντα ἐπιτυγκάνειν τἀληθῆ… (387 e, 388 a. — Voir encore 390 b, c). Or, Platon, avec une fine ironie, analyse ainsi la δόξα : elle n’est pas une science, mais une inspiration divine, et ceux qui agissent en cet état sont des prophètes divins ; ils disent la vérité, mais sans rien comprendre des choses dont ils parlent : οὐδὲν διαφερόντως ἔχοντες πρὸς τὸ φρονεῖν ἢ οἱ κρησμῳδοί τε καὶ οἱ θεομάντεις· καὶ γὰρ οὔτοι λέγουσι μὲν ἀληθῆ καὶ πολλά, ἴσασι δὲ οὐδὲν ὧν λέγουσιν (Ménon 99 c, cf. a, b, d)[1].

Cependant, disions-nous, ces analogies de surface n’affectent pas la pensée elle-même qui garde dans les deux dialogues une direction très divergente. Un seul exemple nous en convaincra en nous permettant de constater, sous des rapprochements de forme, une opposition de doctrine. Le Ménon rappelle le « beau sujet de dispute éristique » qui était un lieu commun au temps des sophistes : « on ne peut chercher ni ce qu’on connaît ni ce qu’on ne connaît pas : ce qu’on connaît, parce que le connaissant, on n’a pas besoin de le chercher ; ce qu’on ne connaît pas, parce qu’on ne sait même pas ce qu’on doit chercher » (80 e, trad. Croiset). L’auteur du Sisyphe admet, comme Platon, qu’on ne cherche pas ce que l’on connaît, mais seulement ce qu’on ignore, et lui non plus ne veut pas engager de discussion éristique (388 d). Toutefois, il ne comprend pas comme son modèle la valeur scientifique de la recherche. Cette dernière est, pour Platon, le vrai moyen de parvenir à la science ; elle paraît même s’identifier au savoir, puisque « recherche et savoir ne sont au total que réminiscence. Il ne faut donc pas en croire ce raisonnement sophistique dont nous parlions : il nous

  1. L’expression ἀπό τύχης de Sisyphe a pu être inspirée par le passage de Ménon où Socrate oppose aux principes qui normalement aident l’homme à se diriger, cette direction extrinsèque et non humaine qui, dans certains cas, s’empare de la vie : τὰ γὰρ ἀπὸ τύχης γιγνόμενα οὐκ ἀνθτωπίνῃ ἡγεμονίᾳ γίγνεται, 99 a.