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LIVRE CINQUIÈME.


choses qu’ils verraient dans leurs rêves ; si on les éveillait et qu’on les forçât d’ouvrir les yeux, ils n’ajouteraient aucune foi à leur témoignage et se plongeraient de nouveau dans leur sommeil.

XII. Il ne faut chercher à percevoir chaque chose que par la faculté qui est destinée à la connaître : c’est ainsi que nous percevons les couleurs par les yeux, les sons par les oreilles, et d’autres qualités par d’autres sens. Il faut également admettre que l’intelligence a sa fonction propre, et ne pas croire que penser soit la même chose que voir et entendre : agir autrement, c’est ressembler à un homme qui voudrait percevoir des couleurs par les oreilles et qui nierait l’existence des sons parce qu’il ne saurait les voir. Les hommes, pensons-y bien, ont oublié le principe qui depuis le commencement jusqu’à ce jour excise leurs souhaits et leurs désirs[1]. En effet, toutes choses aspirent au premier principe, y tendent par une nécessité naturelle, et semblent deviner qu’elles ne sauraient exister sans lui. La notion du Beau n’est donnée qu’aux âmes qui sont éveillées et qui ont déjà quelque connaissance ; à sa vue, elles sont en même temps frappées de stupeur et aiguillonnées par l’amour[2]. Le Bien, au contraire, excite en nous dès l’origine un désir qui est inné ; il nous est présent même dans le sommeil ; sa vue ne nous frappe jamais de stupeur, parce qu’il est toujours avec nous ; il n’est pas besoin de réminiscence ni d’attention pour jouir de sa présence, puisqu’on n’en est pas privé même quand on dort. L’amour du beau, en s’emparant de nous, nous cause des soucis parce qu’on désire le beau quand on l’a vu. Comme l’amour que le beau excite ne vient qu’en seconde ligne et qu’il ne se trouve que chez ceux qui ont déjà quelque connaissance, il est évident que le beau n’occupe que le second rang. Le désir du

  1. Voy. ci-dessus, p. 3.
  2. Voy. Enn. I, liv. VI, § 4, t. I, p. 104 ; et Enn. III, liv. V, § 1, t. II, p. 102-105.