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Page:Plutarque - Œuvres complètes de Plutarque - Œuvres morales et œuvres diverses, tome 1, 1870.djvu/108

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COMMENT IL FAUT QUE LE JEUNE HOMME

la poésie et passent bien vite au delà ? Non : notre dessein est bien plutôt d’affermir leur jugement, de l’assujettir dans d’utiles entraves, de peur que l’agréable ne les entraîne vers ce qui est nuisible, et afin qu’ils soient à la fois dirigés et prémunis. Car

Un des fils de Dryas, Lycurgue le puissant [1],

ne donna pas la preuve d’un jugement bien sain, le jour où, voyant la pluralité de ses compagnons s’adonner à la boisson et s’enivrer, il alla partout abattant les vignes. Il aurait dû plutôt amener des sources d’eaux vives, et tempérer, comme dit Platon[2], les égarements d’un dieu en le châtiant par un autre dieu qui fût sobre. En effet le mélange ôte au vin ce qu’il a de funeste, sans lui enlever pour cela ses propriétés bienfaisantes. Nous, non plus, n’allons pas abattre et faire disparaître cette douce et poétique treille des Muses[3]. Là où, purement éprise du plaisir de briller, la poésie, dans sa présomptueuse audace, déploie insolemment une exubérance effrénée de conceptions fabuleuses et toutes théâtrales, intervenons pour la contenir et la réprimer ; mais quand cette même poésie applique son agrément à des matières instructives, quand la douceur et l’attrait de ses accents n’est pas stérile et vide, donnons auprès d’elle accès à la philosophie, et unissons-les ensemble. En effet comme la mandragore, croissant au pied de la vigne, fait passer sa force dans le vin et rend le sommeil moins lourd aux buveurs, de même la poésie, empruntant à la philosophie ses enseignements et les mêlant à la fable, offre aux jeunes gens une instruction légère et qui leur plaît. C’est pourquoi ceux qui se vouent à la philosophie ne doivent pas fuir les poëmes, mais y trouver par avance matière à philosopher : ainsi ils s’habitueront à chercher, à aimer l’utile dans l’agréable, et, si l’utile n’y est pas, à se révolter contre l’agréable et à lui

  1. Iliade, VI, 30.
  2. Au livre VI des Lois.
  3. Amyot suit une autre leçon, et il entend : « la poésie, qui est une partie des lettres et des muses ».