Page:Plutarque - Œuvres complètes de Plutarque - Œuvres morales et œuvres diverses, tome 1, 1870.djvu/191

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il ne faut pas attendre jusqu'à l'accomplissement de cette épreuve, qui est inutile ou plutôt funeste et dangereuse. Quand vient le moment de recourir à ses amis, il est bien pénible de reconnaître que l'on n'en a point et que l'on ne peut pas à l'instant même échanger des amitiés fausses et sans stabilité contre d'utiles et sûrs dévouements. L'ami doit être comme une pièce de monnaie, dont il faut que la valeur soit appréciée et connue avant que vienne le moment de l'employer et non pas quand il est nécessaire de la mettre en circulation. Ce n'est point par le dommage éprouvé que nous devons nous apercevoir que nous avions affaire à un flatteur : il faut l'avoir reconnu et deviné de manière à n'être pas sa victime; sinon, nous ressemblerons à ceux qui ne reconnaissent les poisons mortels qu'après y avoir goûté, et l'expérience même que nous en ferons nous deviendra fatale et meurtrière. Pas plus que nous ne louons les imprévoyants, nous n'approuvons ceux qui pensent que l'amitié doit être seulement honnête et profitable, et qui se figurent que l'aménité d'un commerce constitue sur le champ, par elle-même, un flagrant délit d'adulation. Il n'est pas du tout nécessaire que l'ami soit déplaisant et qu'il s'en tienne exclusivement à l'affection; et ce serait une erreur de croire que l'humeur chagrine et revêche fasse le mérite de l'amitié : son honnêteté même et son mérite la rendent douce et désirable; en elle "Est placé le séjour du plaisir et des grâces", et ce n'est pas pour les malheureux seulement "Qu'un regard bienveillant est doux à rencontrer, selon l'expression d'Euripide. L'amitié ne s'entend pas moins à jeter du plaisir et du charme sur la prospérité, qu'à diminuer les peines et les embarras causés par les revers. Et de même que, selon le mot d'Evenus, le feu est le plus efficace des assaisonnements, de même Dieu en mêlant l'amitié aux