Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 1.djvu/147

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une extrême dureté. Ils les forçaient de boire avec excès, et les menaient ensuite dans les salles des repas communs, pour montrer aux jeunes gens ce que c’est que l’ivresse. Ils les obligeaient à chanter des chansons, à danser des danses, indécentes et ridicules, et ils leur interdisaient tout ce que ces amusements peuvent avoir d’honnête. Aussi dit-on que, longtemps après Lycurgue, lors de l’expédition des Thébains dans la Laconie, les Hilotes refusaient de chanter les poésies de Terpandre, d’Alcman[1], de Spendon le Lacédémonien[2]. « Nos maîtres, disaient-ils, nous l’ont défendu. »

Par conséquent, c’est caractériser avec assez de justesse un tel gouvernement, que de dire, comme on l’a fait, qu’à Lacédémone les hommes libres le sont autant qu’on peut l’être, et que les esclaves sont dans l’extrême esclavage. Pour moi, je pense que les Spartiates ne se livrèrent à cet excès d’atrocité que longtemps après Lycurgue. Mais les cruautés durent redoubler après le grand tremblement de terre[3], dont les Hilotes profitèrent pour se soulever, de concert avec les Messéniens : révolte qui causa par tout le pays des maux affreux, et qui mit Sparte dans un très-grand péril. Je ne saurais imputer à Lycurgue un aussi exécrable forfait que la cryptie ; et je juge de son caractère par la douceur et la justice qu’il montra dans toute sa conduite, et dont la divinité même a rendu témoignage.

Quand l’esprit de ces institutions nouvelles eut commencé à s’incorporer aux mœurs des citoyens, et que la forme du gouvernement eut pris assez de consistance pour pouvoir se maintenir et se conserver d’elle-même, alors, comme Platon dit que Dieu, après avoir formé le monde, éprouva une joie vive en lui voyant faire ses pre-

  1. Poëte lyrique, né à Sardes en 670 avant J.-C. Il reste quelques fragments de ses poésies, qu’il avait écrites pour les Spartiates et dans le dialecte dorien.
  2. Spendon n’est point connu d’ailleurs.
  3. L’an 489 avant J.-C.